Amazigh Kateb : «Le régime est en déclin, la répression est un indicateur fort»

Amazigh Kateb, le fils de «son père» – le grand écrivain Kateb Yacine – chanteur et ex-leader de la célèbre formation Gnawa Diffusion, revient sur les émeutes des jeunes en Algérie et la révolution tunisienne. Un regard sans complaisance, sans compromis ni compromission.
– Votre réaction à propos des émeutes en Algérie…
Mon sentiment vis-à-vis de ces émeutes balance entre, d’un côté la joie de voir que l’anesthésie du régime ne marche pas éternellement, et la tristesse de constater que 19 ans d’état d’urgence ont miné cette société et l’ont complètement disloquée.
– Votre analyse, voire votre lecture, en tant qu’idole des jeunes Algériens…
Nous n’avons plus de plateforme ni d’outil d’expression et pas plus de lieux de rencontre ou d’échange. Pas de feuille assez blanche pour pouvoir écrire l’histoire. Pas d’amnésie assez grande pour effacer le douloureux passif. Les partis sont achetés, vendus et alimentent la façade démocratique du pouvoir qu’ils feignent de contester pour, en réalité, prendre sa place. Les médias sont pour la plupart infiltrés. Il n’y a ni radio ni télévision libres. Tout est contrôlé, rien ne dépasse, seule la colère, désordonnée et sans discernement, qui se propage à la façon d’un hit sur lequel tout le monde danse sans comprendre les paroles.
– Un cri de détresse d’une jeunesse sans espoir, sans avenir ?
C’est un ensemble de facteurs qui fait la grande différence entre la révolte du peuple tunisien et celle des Algériens. La détresse est la même, ce sont les sociétés civiles qui se distinguent par quelques aspects qui ont toute leur importance. En voici quelques uns : en Tunisie, les femmes ont une vraie place socialement, et ce, depuis Bourguiba. La classe moyenne est importante et les fondamentalistes religieux n’ont jamais eu droit de cité. La répression à leur encontre fut sans précédent (les récents événements les ont apparemment sortis de leur torpeur, ils sont, comme en Algérie, les premiers à vouloir récupérer les efforts populaires). La culture tient une grande place malgré la censure et le système policier en place : à titre d’exemple, on dénombre plus de 200 festivals à vocation culturelle à travers le pays pour la seule saison d’été. Autant d’occasions pour un peuple de se rencontrer, de se mélanger, de prendre l’habitude de la mixité et de la diversité. Les Tunisiens ont pris l’habitude de se réunir, d’aller voir des spectacles, de se mélanger un tant soit peu, sans que cela soit exceptionnel comme chez nous. Cela peut paraître anodin, mais au contraire c’est très important.
– Certains se demandent pourquoi les émeutiers algériens s’en prennent à d’autres citoyens comme eux.
Pourquoi ?
La réponse est là : les masses populaires sont exclues et excluent à leur tour ceux qui ne leur ressemblent pas.
Il n’y a presque plus de culture collective à part la mosquée, ultime lieu de rassemblement et de discussion. La création, l’action et l’expression culturelle sont un ciment et un lien social indispensables à une société. Je ne parle pas de divertissement, mais du «vivre ensemble» que permet la culture, au-delà de ce qu’elle apporte de renouveau et de réflexions diverses. En Algérie, la culture reste occasionnelle. Nous avons peut-être 20 ou 30 évènements annuels.
Le dernier exemple éloquent est le Festival panafricain 2009 organisé 40 ans après le premier. A ce moment-là, Madame la ministre de la Culture déclarait dans la presse nationale que le Président voulait apporter la culture à tous les Algériens et que c’était «révolutionnaire».
De quoi s’interroger sur la fonction réelle d’une ministre de la Culture. Est-elle là pour permettre la culture ou pour justifier l’absence de cette dernière ? Ce qui est révolutionnaire, c’est le bouillonnement culturel permanent, et c’est précisément pour cette raison qu’on l’empêche en Algérie.
– Il y a aussi la paupérisation, l’indigence, l’échec de l’école algérienne…
Chez nous, la condition de la femme est au plus bas. La classe moyenne tend à s’appauvrir ou à fuir.
Les intégristes, anciens terroristes compris, ont toute leur place (voir concorde civile et charte de réconciliation nationale). On leur refuse le pouvoir politique en leur abandonnant un champ considérable sur le plan éducatif et social. Les préceptes les plus archaïques sont enseignés au sein même de l’école algérienne, et la terminologie du discours étatique transpire la bêtise, la violence, la médiocrité et le monothéisme politique. Ce que nos enfants apprennent à l’école, ils le retrouvent plus tard dans la bouche des salafistes de tout poil et réécoutent ce discours comme d’autres apprécieraient un vieux jazz des années 50 avec la nostalgie et la larme à l’œil. L’Algérie d’aujourd’hui n’est pensée que pour être dépensée, sans jamais être récompensée : 155 milliards d’euros de revenus des hydrocarbures pour l’année 2010, une réserve monétaire considérable et… une redistribution de la rente sous forme de coups de matraque.
– C’est entretenu et maintenu en… état d’urgence ?
On fabrique de toutes pièces les raisons qui font perdurer l’état d’urgence et la léthargie qui en découle. On ne cherche pas à vaincre le mal terroriste, on l’utilise pour museler les gens de sorte qu’ils n’aient que la violence comme dernier recours et, de ce fait, peu ou pas de crédibilité ni de revendications claires et construites. En Tunisie par exemple, une partie de l’armée s’est rangée du côté de la rue. C’est ce pas qui a été décisif et qui a évité plus de violences policières. Un tel scénario s’est déjà produit une fois pendant la Révolution portugaise. Quelques officiers de l’armée se sont dressés, avec le peuple, contre le dictateur Salazar, ce qui a évité toute violence. Ceci s’est produit aussi parce qu’il y avait une revendication claire du côté de la population et une résonance de cette dernière dans les rangs des jeunes officiers portugais de l’époque. Lorsqu’on est du bon côté du fusil, l’armée d’en face réfléchit.
– Une expression juvénile, spontanée et affranchie se substituant au vide politique (opposition) ?
La jeunesse n’a pas de voix qui la représente ou la guide. Idem dans les milieux intellectuels puisque ces derniers se taisent ou fuient. Pire encore, la classe moyenne dénigre généralement ce soulèvement ou fait la sourde oreille. La propagande fait entendre que ce ne sont que des casseurs et qu’ils se révoltent pour l’huile et le sucre.
Avec un groupe d’amis d’Oran, nous avons tenté une marche pacifique à travers la ville, les policiers nous ont violemment pris à partie. Ils nous ont bousculés, dispersés et ont continué à nous haranguer et à nous menacer, alors que nous avions fait demi-tour. Quelques filles se sont retrouvées encerclées par des «civils» qui les écoutaient parler dans un salon de thé pour savoir qui elles étaient et quelle était leur appartenance. Les marches pacifiques sont réprimées avec la même véhémence que les émeutes violentes.
Un policier a menacé d’engager une procédure à mon encontre. Il m’a dit : «Tout rassemblement est interdit sur la voie publique, vous risquez 2 ans de prison.» Ceci m’a également rappelé que tout regroupement armé encadré par le GSPC, le GIA ou l’AIS serait récompensé par une remise de peine ou une exonération de poursuites et une totale réinsertion. Comme beaucoup d’Algériens, je fais demi-tour à reculons, ce qui ressemble bizarrement à l’expression : «avanci ll’arrière yerham waldik.» Une société ne stagne pas ; elle avance ou elle recule ; la nôtre avance vers l’arrière. Lorsque les injustices se succèdent, on en établit une hiérarchie selon ses propres critères, en ne constatant que ce qui nous touche de près. Et on occulte tout le reste. Chacun purge sa peine dans sa cellule sans se soucier des autres détenus. C’est une dé-sociabilisation méthodique. C’est le début du cloître et de la société carcérale. Pourtant, il n’y a pas plus de hiérarchie dans l’injustice que dans la justice. C’est l’une ou l’autre.
– Une dizaine de jeunes se sont immolés… On s’automutile pour lancer un terrible SOS à l’endroit de l’autisme des dirigeants au Maghreb et dans le monde arabe…
Aujourd’hui, l’exemple de la Tunisie, avec la fuite de Ben Ali (que je trouve douteuse et très suspecte par ailleurs) a le mérite de donner à réfléchir aux peuples du Maghreb et du monde arabe. Si des jeunes gens s’immolent, c’est pour interpeller nos sociétés, pour nous réveiller, pour nous rappeler que nous mourrons à petit feu en tant que société et en tant qu’individus. Nous nous transformons et nous nous multiplions autant que nous nous ignorons et nous nous auto-mutilons. Puissions-nous suivre l’exemple de la mobilisation et de l’unité populaire plutôt que celui du suicide collectif et des morts par immolation ou par noyade de désespoir. Ceux qui ont donné leur vie pour la dignité reposeront en paix lorsque nos peuples seront libres. S’ils sont morts, ce n’est que parce que les vivants sont invisibles.
– Est-ce un sursaut salutaire interpellant une action citoyenne ?
C’est le moment de tirer les leçons de ce qui s’est passé. L’énergie est là, mais se perd en violences stériles. Notre mission première est la pédagogie et l’interpellation des plus faibles et des oubliés. Il nous faut retisser la toile de la «khaïma» collective, que les classes communiquent entre elles, que nous parlions aux plus démunis, aux plus isolés, aux femmes, aux enfants et à tout ce qui constitue le tissus social. Les Algériens ne doivent plus vivre dans cette solitude collective, nous devons absolument nous unir pour mettre fin à l’état d’urgence et libérer ce pays de toutes ses mesures d’exception qui se substituent à la loi et s’érigent en système. Ce souhait est presque unanime puisque toutes tendances confondues, nous aspirons à retrouver nos droits civiques, pour enfin pouvoir être ensemble dans la rue, dans notre pays en toute légalité. L’interdiction des regroupements sur la voie publique est une façon d’interdire l’union des citoyens. C’est une interdiction d’exister en tant qu’entité collective. C’est un déni de tout ce que nous sommes. Il est temps que ça change. Rien n’est permis, tout est possible !
– Le fameux «péril jeune» et son effet «contagion» menacent-ils le pouvoir ?
Notre régime est en plein déclin. La répression systématique en est un fort indicateur. L’absence de réponse et de déclaration à la suite de ces événements montre que plus rien n’est justifiable. A bout d’arguments, notre pouvoir attend le déluge sans rien dire. Leurs parapluies sont ouverts, autant que leur système est bouclé, fermé, irrespirable et voué à la mort. Ils savent que la tempête les balaiera, eux et leurs saletés.
-Site : amazighkateb.com
Marchez noir/ Amazigh-Kateb/
1 CD/12 titres
Believe / Iris Music
En concert le samedi 5 février
2011 à 20h30
Quai des Arts
Place d’Armes – 74150 Rumilly
1ere partie de Idir
Tarifs : 15€ / 10€
Réservations / Billetterie
Par téléphone : 04 50 64 69 50
Par mail : «mailto:billetterie@quaidesarts-rumilly74.fr» \t «_blank» billetterie@quaidesarts-rumilly74.fr
K. Smail

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