FELLAG: « Ma pièce n’est pas un procès contre l’Algérie ! »

Comédien, metteur en scène, auteur, Fellag détonne avec son éventail de talents. Observateur assidu de la société algérienne (et française), notre star des planches dresse un tableau sans concession des Algériens et de leur vécu, mais avec un humanisme grand comme ça ! Son dernier spectacle, Tous les Algériens sont des mécaniciens, a été critiqué par certains : « Pourquoi rire sur le dos des Algériens ? » Fellag s’en défend et explique ici sa passion, son art, sa vision… avec des éclats de rire !
– Dans votre dernier spectacle, Tous les Algériens sont des mécaniciens, vous abordez plusieurs problèmes de la société algérienne : la jeunesse, les visas, les rapports France-Algérie, en passant par l’eau qui manque ou le fait qu’un moteur de voiture soit le sujet sur lequel la démocratie algérienne s’exprime pleinement dans la mesure où « tous les Algériens sont des mécaniciens »… Pourtant, vous avez quitté le pays en 1994. Comment pouvez-vous garder le lien ?

Il est très difficile pour un Algérien de s’extraire de son terreau. Je suis toujours interpellé par l’Algérie et souvent je reviens sur les mêmes thèmes car ils sont récurrents. J’y reviens en essayant de les raconter autrement, en creusant encore plus le sillon. La presse algérienne est la première à parler du problème des visas par exemple, quand on voit les différents présidents français en visite en Algérie et que vous voyez dans la même scène des milliers de jeunes crier en leur direction « nous voulons des visas ! ». C’est le reflet d’un désarroi sans nom. C’est d’une gravité énorme, c’est même choquant. Vous imaginez : c’est comme si Bouteflika en visite en France, défilant sur les Champs-Elysées, et qu’on voyait apparaître des milliers de Français scandant : « On veut reprendre nos colonies, repartir en Algérie, on veut Sidi Feruch… »
– Il s’agit de quoi alors ? Un constat d’échec ?
Un échec énorme ! Mais, moi, je ne suis pas un tribunal. Je suis un homme de théâtre, c’est-à-dire un poste d’observation, un thermomètre de la combustion sociale, un baromètre. Je ne fais pas de politique. Le constat d’échec sous l’angle politique, faites-le vous-mêmes. Moi, je raconte simplement à travers le théâtre le désarroi de cette jeunesse qui est poussée à scander des formules comme « on veut des visas… » ! Et le cri de ces jeunes est le miroir qui réfléchit l’absence tragique de perspectives.
– Vous jouez dans votre spectacle aux côtés de Marianne Epin qui campe le rôle de Shéhérazade, votre épouse sur la scène… Le public au théâtre est très « Français de souche ». Comment les Français réagissent-ils à votre spectacle ? Comment voient-ils les Algériens ?
Si vous croyez que les Français vont au théâtre pour observer à quoi peut ressembler un Algérien ou pour disséquer la situation des Algériens en Algérie, vous vous mettez le doigt dans l’œil. Le public va au théâtre pour voir un spectacle, quand une pièce est intéressante, bien écrite, amusante et qu’elle raconte des choses fortes. L’histoire, certes, se passe à Alger. C’est l’histoire d’un homme et d’une femme qui raconte le monde. Donc ce n’est pas un jugement sur l’Algérie en général. Le spectacle, ce n’est pas l’Algérie, c’est une histoire à Alger racontée avec poésie, humour et aussi avec un regard politique. Les spectateurs ne repartent pas avec une analyse géopolitique de l’Algérie, ils repartent avec des émotions, une façon singulière de raconter, des gags, des images qui les touchent, qui les émeuvent, de la même manière que repartent les spectateurs algériens assis à leurs côtés.

– Il y a quand même une critique politique de la société algérienne…

Oui et non, même pas. Oui dans le sens où il y a de la politique dans toutes les situations qui attirent le théâtre ; non car il ne s’agit pas d’une tribune politique. Je raconte des histoires poétiques qui baignent dans le politique. Je raconte l’humour particulier des Algériens. Je ne vais pas vous faire une interview politique car, franchement, la politique je m’en fous royalement ! Molière, Labiche, Beaumarchais, Tardieu ou Dubillard écrivaient des pièces ; on ne dit pas, un siècle après, que « c’est une critique de la France du XVIIe ou du XXe siècles ». On parle du contenu, de la profondeur d’un personnage, d’une façon d’être dans une société à une époque donnée. Je le répète, ma pièce n’est pas un procès contre l’Algérie, c’est un spectacle où des Algériens se racontent et déconnent. Pour exister, un pays doit savoir se raconter sous toutes les coutures. Il faut qu’il exprime son imaginaire. Je suis Algérien, j’ai une part de cet imaginaire et je le raconte. Je mets cartes sur table.
– Vous avez réussi là où peu de gens l’ont fait : réaliser un spectacle parlant de l’Algérie contemporaine sans que ce soit un spectacle communautaire. Le public vient de partout. Quel en est le secret ?
Je pense que faire de l’humour, du théâtre communautaire peut être une grave dérive. C’est un enfermement. Ce n’est plus de la culture, c’est de la claustrophobie. Il faut ouvrir toutes les portes, les fenêtres, les vasistas de la société dans laquelle on vit pour qu’elle exporte sa culture et aspire à celle des autres. Quand je me balade dans le métro parisien, je vois de tout, toutes les nationalités, toutes les classes sociales. Alors, pourquoi cibler un public particulier ? Au début de ma carrière en France, mon public était composé de beaucoup plus d’Algériens. Puis ensuite les Français sont venus. Mais il y a aussi une autre catégorie que l’on a tendance à oublier, ces Maghrébins qui n’ont pas mis les pieds dans leur pays d’origine, qui ne parlent ni l’arabe ni le kabyle et qui ont un peu perdu la mémoire de leur pays. Pour pouvoir les accrocher, il faut parler la langue qu’ils comprennent, c’est-à-dire le français, et ces gens-là viennent nombreux assister à mes spectacles.

– Cela ne vous manque pas de jouer en arabe et en kabyle, comme autrefois ?

Vous voulez faire du sentimentalisme ? Bien sûr que ça me manque ! Cruellement ! Mais je le répète, je ne veux pas tomber dans le sentimentalisme, je pourrais pleurer devant vous. Mais qu’est-ce que cela changerait ? Ce n’est pas important. L’essentiel c’est d’exister, de produire. Ensuite, le produit de la création voyage. Par la bouche des autres, par le vinyle, le CD, le DVD, l’internet… Ces supports voyagent beaucoup plus vite que nous, humains. Le temps d’organiser une tournée en Algérie… on est déjà sur un autre spectacle. Et pendant ce temps-là, des milliers de DVD jouent à notre place. Tous les soirs.
– Peut-on dire que Fellag est un artiste engagé ?
Je ne me suis jamais considéré comme un artiste engagé. Mon seul engagement est de raconter des histoires crédibles, belles, chargées d’humour et de faire passer au public un bon moment. Si j’avais été un artiste engagé, vous m’auriez vu dans les meetings politiques, dans les associations politiques, etc. Ce que je n’ai jamais fait. Car ce n’est pas mon métier et je ne suis pas du tout doué pour ça.

– Comment voyez-vous la production culturelle, théâtrale précisément, en Algérie ? On parle beaucoup de vide culturel. Dans la catégorie one man show, des gens comme Abdelkader Secteur tentent de faire leur trou… Qu’en pensez-vous ?

Je trouve qu’Abdelkader Secteur a beaucoup de talent. Il a une jolie façon de raconter des histoires. Il ne se fait pas sa place car il y a un vide. C’est un talent prometteur, croyez-moi. Il me fait beaucoup rire. Quant au vide dont vous parlez, quand on voit que dans une capitale il n’y a qu’un seul théâtre digne de ce nom, que dans d’autres villes algériennes il n’y a pas de théâtre du tout, pas de salle de cinéma, pas de bibliothèque… je pense qu’il n’y a pas de volonté claire, nette et précise de créer un secteur culturel viable et solide. Il y a un désir, une énergie formidable dans la société algérienne, une capacité réelle de s’ouvrir au monde, mais le constat est cuisant : il n’y a rien à l’horizon !

– Est-ce que l’on peut dire que Fellag a réussi en France et pas en Algérie ?

D’abord je ne parle pas en terme de réussite. Le but n’est pas de réussir mais de créer, inventer, produire, faire évoluer constamment la matière première de notre métier. La reconnaissance de mon travail a d’abord été faite en Algérie avec un public exceptionnel, de 1989 jusqu’à mon départ en 1993. Puis en France, j’ai eu ce public algérien qui me connaissait par le bouche-à-oreille ou grâce aux cassettes vidéo qui circulaient. Ensuite arriva le public français. Dans certaines provinces éloignées de France, mon public est à 90% de souche gauloise. Beaucoup ont un lien avec l’Algérie car ils y ont travaillé, vécu, ou descendent de familles de pieds-noirs, etc. Ils viennent, je pense, rechercher un parfum, une langue, une couleur, celle de l’Algérie. Et même si on aborde des sujets difficiles comme les problèmes de logement ou de l’eau, ces spectateurs sont surpris par la terrible soif de vivre de mes personnages, toujours joyeux, énergiques, et qui font face aux soucis de la vie avec humour. Les problèmes sont là, je ne peux pas les cacher à l’ère de la mondialisation. On ne peut oublier le contexte, comme Molière n’oublie pas, dans les Femmes savantes, le contexte bourgeois dont sont imprégnés ses personnages. En racontant mon pays avec tendresse et sincérité, je pense que je donne les clés d’une Algérie sympathique.

– Vous ne citez d’ailleurs jamais de nom d’homme politique dans vos spectacles. C’est voulu ?

Oui, car cela limiterait le spectacle lui-même. Je ne cite jamais les noms des hommes politiques. Il y a des chansonniers, des acteurs de one man show qui font dans la diatribe politique. Ils sont souvent doués pour ça. Ce n’est pas ma case. Je ne suis jamais entré dans ce jeu-là et n’y entrerai jamais. D’ailleurs, les hommes politiques ne m’intéressent pas, je n’ai pas envie de parler d’eux ! Je raconte des petites histoires du peuple, c’est cela qui m’intéresse.
– Pourtant, quand vous étiez directeur du Théâtre régional de Béjaïa en 1992, c’était une politique, même culturelle, que vous essayiez d’appliquer ?
Je ne faisais pas de politique proprement dit. Cette période, comme vous le savez, était très dure. On ne pouvait pas bouger, pas faire de tournée… on faisait ce qu’on pouvait. Mais je n’ai jamais pris de carte dans un parti politique. Mon métier, c’est artiste. Je dois parler au maximum de gens, pas à une sensibilité précise. Les « politiques » ont besoin de nous, souvent pour nous utiliser à médiatiser leurs initiatives. Mais nous, artistes, nous n’avons pas besoin d’eux…

– Après Les Mécaniciens… qu’est-ce que vous nous concoctez ? Les « Algériens sont tous des cordons-bleus » ?

Tous les Algériens sont des mécaniciens va rentrer définitivement au garage le 30 avril. Ce sera la dernière représentation au théâtre des Bouffes parisiens. Je m’arrête pour souffler un peu, finir un petit roman et participer à quelques films. A partir du mois d’octobre, je remonte sur scène avec un nouveau spectacle : Tous les Portugais sont des maçons. Non, je plaisante. Le prochain spectacle ne parlera pas du tout de l’Algérie, mais du Portugal, à partir de textes d’Antonio Lobo Antunes, un merveilleux auteur portugais dont toutes les histoires se déroulent dans la ville de Lisbonne.
– Pour finir, Shéhérazade (Marianne Epin) est aussi votre compagne dans la vie. Peut-on dire que Mohand Saïd Fellag est heureux, aujourd’hui ?
El Watan week-end étant un journal qui a de l’éthique et de la hauteur et non un journal « people », je ne parlerais donc pas dans ce registre… Mais pour répondre quand même à votre question, je dirais que je ne serais vraiment heureux que le jour où mon peuple trouvera lui aussi le bonheur… franchement !

Bio express :
Mohamed Saïd Fellag est né le 31 mars 1950 à Azzefoun, en Kabylie. Il étudie les arts dramatiques, à 18 ans, puis se produit dans de nombreux théâtres d’Algérie au cours des années 1970. En 1978, il voyage en France et au Canada, vivant de petits boulots et repoussant sans cesse au lendemain ses grands projets. En 1985, il effectue un retour en Algérie et passe à l’action dans ses rêves de spectacles. Il lance alors, en 1986, son premier spectacle, Les aventures de Tchop, c’est le succès populaire. Plusieurs spectacles suivront comme Coktail Khorotov. Mohamed Fellag finit par se marier vers 40 ans. En 1992, il dirige le Théâtre régional de Béjaïa, mais face au terrorisme, la culture est en berne. Fellag s’exile en 1994 en Tunisie d’abord, puis en France. Depuis 15 ans il vit à Paris et fait un tabac avec son nouveau spectacle, Tous les Algériens sont des mécaniciens.

Par Ahmed Tazir
EW 02 05 2010

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