Mustapha Toumi, derrière «SoBHAN ALLAH YA L’TIF» : Illustre inconnu !

Poète, dramaturge, journaliste, scénariste, parolier, compositeur, homme politique, animateur culturel, plasticien, linguiste…

Mustapha Toumi, décédé en avril 2013, fut un intellectuel engagé sur tous les fronts artistiques et dans tous les combats politiques de son temps. Son œuvre, qui se confond avec sa vie, relève d’un éclectisme vertigineux qui n’a d’égal que l’oubli où on la maintient. «Mustapha Toumi, auteur de Sobhan Allah ya l’tif», c’est ainsi qu’on le résume le plus souvent. Il est cela mais il est bien plus. L’hommage que lui a consacré le dernier Salon International du Livre d’Alger nous a permis d’en savoir plus à travers les témoignages de spécialistes qui ont étudié son œuvre et de personnes qui ont connu l’homme. Quel est le fil conducteur qui peut éclairer son œuvre protéiforme ? «Mustapha Toumi est une immense personnalité dans l’histoire culturelle récente de notre pays», annonce Abdelkader
Bendaâmeche, avant de dérouler les grandes étapes du parcours atypique de cet «illustre inconnu». Issu d’une famille de Bordj Ménaïel, il est né en 1937 à La Casbah d’Alger, espace originel déterminant pour lui car porteur de citadinité et palpitant au rythme des souffrances d’un peuple. «Il a grandi, a pris sa respiration et aussi son inspiration des entrailles de La Casbah. De la convivialité, de la proximité, mais en même temps de la précarité, des souffrances et enfin de l’espérance de la vie à La Casbah. Cela est le terreau où a grandi Mustapha Toumi», résume l’historien Abdelmadjid Merdaci. Cette cité où «la rose se déshabille et mêle ses pétales à la gouaille populaire», comme disait Momo, chantre de La Casbah, lui dévoile très tôt les richesses du génie populaire et le protège durablement de tout élitisme de mauvais aloi. Dès le départ, son œuvre se déploie avec aisance dans les trois langues.
Il fait ses débuts au théâtre avec des pièces radiophoniques traitant de thèmes sociaux en arabe et en kabyle et publie, à partir de 1951, des poèmes en français dans les colonnes d’Alger Républicain. Il exerce ses talents d’homme de radio d’abord au sein des ELAK (émissions de langue arabe et kabyle) dirigées par El Boudali Safir, puis à l’ORTF à Paris. Durant la lutte de libération nationale, il militera en rejoignant, dès 1956, radio Sawt el Djazaïr, la voix de l’Algérie combattante. Il fait ses débuts de parolier en écrivant plusieurs chants patriotiques commandés par Aïssa Messaoudi. Loin de se réduire à des écrits de circonstance, ses textes se distinguent déjà par leur profondeur et leur originalité. Chez Mustapha Toumi, l’idéal patriotique est aussi un idéal poétique qui ne négligeait en rien l’exigence artistique et la liberté de création.
Il était un patriote exigeant et un patriote conséquent. On peut rappeler son engagement dans les rangs du FLN. On peut rappeler aussi sa légitimation par le texte du combat pour la libération nationale. Sur ce chapitre, il a laissé un texte immortel qui a été chanté, pendant la guerre, par El Hadi Radjeb, un jeune chanteur issu de l’Est algérien : Qalbi ya bladi la nensak», rappelle Merdaci.
Après l’indépendance, Mustapha Toumi devient Directeur central de l’action culturelle au ministère de l’Information et de la Culture. Il est l’un des principaux animateurs de l’effervescence culturelle que vit l’Algérie durant les premières années de l’indépendance. Il publie de nombreux textes dans Novembre. Cette revue, éditée par la commission culturelle du FLN, comptait des contributeurs prestigieux nationaux et internationaux comme Kateb Yacine, Jacques Berque, Malek Haddad ou le peintre Khadda. Mustapha Toumi est aussi l’initiateur d’un très grand nombre d’événements pour la promotion du patrimoine musical algérien. Il est, entre autres, le secrétaire général du premier colloque sur la musique algérienne en 1964. On lui doit également le festival national du folklore en 1966. En 1969, il est évidemment partie prenante du premier Festival panafricain d’Alger.
C’est d’ailleurs à ce festival qu’on doit son unique ouvrage publié à ce jour : une anthologie poétique intitulée Pour l’Afrique. S’ouvrant sur un texte de Frantz Fanon, l’ouvrage réunit une pléiade de grandes plumes de la littérature algérienne qui chantent, chacun à sa manière, l’Afrique combattante et donnent à lire une Algérie «sereinement africaine, passionnément africaine», selon les mots de Toumi. Entre les poèmes de Dib, de Jean Amrouche, de Kateb Yacine et le théâtre de Kaki, Mustapha Toumi signe quelques textes de grande qualité : trois poèmes au souffle épique (Tierce supplique, Lumumba et Rituelle) ainsi qu’une nouvelle intitulée Goubya ya Goubiya qui raconte une histoire de fraternisation entre des enfants algériens et un tirailleur sénégalais, malien en vérité, qui prend conscience de sa situation de «damné de la terre».
Au cinéma, Mustapha Toumi a signé le scénario d’El Moufid, réalisé par Amar Laskri. Il a écrit également celui d’Echebka de Ghouti Bendeddouche (avec Sid Ali Kouiret, Hassan Hassani, Chafia Boudraâ) où il fait une apparition pour interpréter Rayha wine (Où va-t-on ?), un de ses plus grands succès en tant que parolier et compositeur. Plusieurs de ses chansons restent ancrées dans l’inconscient collectif des Algériens sans qu’ils sachent toujours qu’elles sont de lui. Citons les plus connues, Africa interprétée par Myriam Makéba, Che Guevara (Mohamed Lammari), Soummam (Warda el Djazaïria), Ya dellal (Nadia Kerbache)… Et puis, si on ne le réduit pas à ce texte sublime, on ne peut passer sous silence la prouesse de Sobhan Allah ya l’tif. Ahmed Amine Dellaï, traducteur de la qacida en français, place le texte dans le grand répertoire melhoun parmi les œuvres de Sidi Qadour El-Alami et d’El-Meghraoui.
L’auteur de Chansons de La Casbah explique : «Beaucoup d’autres poètes ont écrit des qacida de melhoun au XXe siècle. On peut citer Abdelkader el Khaldi, dans le style bedoui. Et cela continue, la veine du melhoun ne s’est pas tarie. Mais la postérité de Sobhan Allah ya l’tif tient à plusieurs raisons. D’abord, dans le chaâbi, on aime bien entendre un texte écrit par un poète algérien. Malgré l’admiration qu’on peut porter aux poètes marocains, qui sont très habiles, nous avons un lien affectif avec nos poètes. Et puis, ce qui donne sa place centrale à ce texte dans le chaâbi, c’est aussi qu’il s’agit un peu du testament de Hadj M’hamed el Anka. Ce sont les adieux du maître. C’est un message du maître aux élèves. Le maître sait qu’il va partir et laisse ses recommandations. C’est cela le vrai contenu de Zeghloul (vrai titre de la qacida, signifiant le pigeonneau et symbolisant l’élève impertinent)». Par ailleurs, Dellaï rappelle que le thème des remontrances du maître à l’élève est très répandu dans le melhoun. Sobhan Allah ya l’tif se rapprochait tellement de la facture classique des grandes qacidate du répertoire que certains ont même contesté la paternité du texte à Mustapha Toumi.
Ce dernier, explique Bendaâmeche, ne répondra à ses détracteurs qu’à travers une autre œuvre, Ki lyoum, ki zman (Aujourd’hui comme hier) qui remettra chacun à sa place.
Pour son auteur, la source d’inspiration de Sobhan Allah ya l’tif se résume en deux mots : «insatisfaction politique». Le poème, selon lui, dessine le sombre tableau de la désillusion de la post-indépendance. Une Algérie où les idéaux révolutionnaires pour lesquels il s’était battu sont devenus le tremplin de l’arrivisme et de la violence politique. La référence à la soif de pouvoir est d’ailleurs limpide : «Cent assiettes et mille louches ne pourraient le rassasier. Il désire un trône en jade, tous les trésors du monde, or, argent et diamants de toutes sortes».
L’engagement politique est une dimension primordiale dans le parcours de Mustapha Toumi. Il n’était pas de ces artistes isolés dans une tour d’ivoire, mais un intellectuel préoccupé du sort de sa société. Si cet engagement devait être résumé en un mot, ce serait : liberté. « Il a donné sa jeunesse pour la libération de son pays. Mais cela avait un sens, ce n’était pas seulement pour bouter le colonisateur hors du pays, c’était dans le sens suprême de la liberté. Il n’était pas seulement anticonformiste, il était épris de liberté», explique sa belle-fille, Roza Azwaw. Après l’indépendance, Mustapha Toumi maintiendra le cap de cette liberté malgré les responsabilités politiques qu’il assumera. Merdaci rappelle que son «exigence républicaine et démocratique lui a valu la mise à l’écart et la marginalisation. Rappelons qu’il a désapprouvé le coup d’Etat du 19 juin 1965». Après une longue éclipse, Mustapha Toumi reviendra à la politique avec l’ouverture démocratique de 1989, en créant l’Alliance nationale des démocrates indépendants (ANDI), et siègera même au Conseil National de Transition. Mais l’aventure ne durera pas longtemps. Toumi s’occupait de politique pour influer sur la société, non par ambition politicienne. «Qui est soumis ne peut mener», écrivait-il dans Sobhan Allah ya l’tif.
Cette liberté qui lui interdira toute compromission politique le caractérisait également dans sa vie quotidienne. Sa belle-fille nous rapporte une anecdote qui montre le peu de cas qu’il faisait des conventions : «Un jour, ça ne lui semblait pas opportun de porter des chaussures. C’était quelqu’un qui pouvait sortir avec un costume très chic, il était toujours bien mis. Mais si l’envie lui prenait, il sortait sans chaussures». Le peintre Lazhar Hakkar, qui a réalisé son portrait, racontait ainsi la réaction de Toumi : «Quand je lui avais apporté le portrait, il avait lancé :  »que veux-tu que je te dise ? Qu’il est beau ? »». Les deux hommes aux caractères bien trempés ne s’entendaient pas toujours à merveille, mais Hakkar ne cachait pas son admiration pour le poète. Fasciné par la figure de Mustapha Toumi, le plasticien, décédé en septembre dernier, avait réalisé son portrait en une nuit. Rencontré durant sa rétrospective au MAMA, Hakkar nous confiait : «C’est une tête qui raconte énormément de choses, c’est une tête cachotière, une tête labyrinthe. Le labyrinthe de Toumi est très important… Je lis en Mustapha Toumi comme je lirai un livre. En tant qu’artiste, je fais une lecture des traits, de l’expression. Et la tête de Toumi est très intéressante en ce sens. Tous les artistes devraient la dessiner. C’est pour tout ça que j’ai fait son portrait en une nuit».
Une des particularités de Mustapha Toumi, c’est aussi sa discrétion qui contraste avec le succès de certaines de ses œuvres. Il refusait par exemple d’exposer son travail de plasticien et ne se préoccupait pas de réunir ses publications éparses en un livre. Durant les dernières années de sa vie, il s’occupait de recherches en linguistique comparée sur les origines de la langue amazighe. Autodidacte forcené, Mustapha Toumi s’était donné les moyens de cette recherche pour le moins ambitieuse : «Il avait lu en long et en large le grand linguiste américain Noam Chomsky. Il pouvait le citer sur le bout des doigts et était très critique par rapport à certains points de sa théorie. Dans une de nos dernières conversations, je lui avais demandé pourquoi il ne publiait pas. Il m’avait répondu qu’il n’avait pas fini et ne voulait pas publier avant d’être au bout de ses recherches. Je sais qu’il avait beaucoup avancé, car il nous en parlait souvent à la maison. Il voulait aboutir à une grande œuvre en linguistique. Mais je crois qu’il a récolté assez de matière et réalisé assez d’analyses pour qu’on puisse en faire quelque chose», raconte sa belle-fille. Toumi a laissé un grand nombre de textes inédits, ou publiés dans des journaux ou revues, qui restent à réunir et à présenter comme il se doit. «En tant que sa famille, nous devons d’abord protéger son œuvre. C’est très important que le travail de toute une vie ne parte pas à vau-l’eau. Nous voulons aussi en faire profiter le public et particulièrement les universitaires», ajoute Mme Azwaw.
Ce serait en effet le plus bel hommage à rendre à cet homme qui constitue un repère de premier plan dans l’histoire culturelle algérienne. A travers sa vie et son œuvre, Mustapha Toumi illustre une identité algérienne consciente de son universalité et un refus de plier devant l’oppression et la censure, d’où qu’elles viennent.
WALID BOUCHAKOUR
.elwatan.com 16 11 2013

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