AMEZIANE KEZZAR, ÉCRIVAIN ET POÈTE
“Muhend U Yehya est un artiste profondément universel”
L’écrivain et poète Ameziane Kezzar évoque dans cet entretien la mémoire de Abdellah Mohia, alias Muhend U Yehya, dont on commémore ce 7 décembre le 15e anniversaire de sa disparition. L’auteur de La fuite en avant revient sur l’œuvre titanesque de l’enfant prodige d’At Erbah, dont il décortique les aspects universels.
Liberté : Vous avez côtoyé Mohia à un moment de votre vie. Comment appréhendez-vous ce personnage atypique ?
Ameziane Kezzar : Effectivement, j’ai eu la chance de le connaître au bon moment, vers la fin des années 80. C’était pour moi une période très enrichissante. J’ai profité beaucoup de son savoir, de son expérience et surtout de sa générosité. C’était l’époque où tout le monde créait des partis politiques, Muhend U Yehya voulait aussi créer le sien : le Parti de la choucroute. Il disait que le couscous nous a abrutis, il conseillait de le remplacer par la choucroute. Il pensait que peut-être avec la choucroute, on deviendrait comme les Allemands. Il avait beaucoup d’idées loufoques de ce genre.
Mathématicien de formation, il raisonnait vite et juste. Avec lui, on apprenait à relativiser. Il nous mettait en face des grands textes littéraires et nous incitait à nous en inspirer tout en restant modestes et humbles. Il avait un esprit conquérant. Toutes ses œuvres sont des butins de conquêtes culturelles. Il était le premier à faire cette démarche d’aller chercher des sagesses et des savoirs d’ailleurs. Le premier aussi à doter la culture kabyle d’un théâtre, qu’il a structuré et mis en scène.
Si l’on faisait un retour sommaire sur l’œuvre multidimensionnelle de Muhend U Yehya, quel serait son fil conducteur ?
Muhend U Yehya est celui par qui nous avons découvert beaucoup d’auteurs, tous débordant de génie et d’esprit. En tant que poète, il nous a sauvés de la poésie dualiste, monotone, moraliste et porteuse de “vérités” absolues. Il nous a fait redécouvrir le goût du mot simple, les vertus des petites gens, les petits bonheurs et les petites joies quotidiennes que nous avons tendance à ignorer et à mépriser.
Il a recréé avec une lucidité cruelle nos dialogues de sourds et recyclé nos réflexes de survie, nos peurs cachées, nos désirs refoulés et nos mouvements automatiques et involontaires. Enfin, il nous a donné à voir, notamment dans le reflet du miroir de ses pièces de théâtre, notre destin d’anti-héros, prévisibles et attendus. Le fil conducteur de l’œuvre de Muhend U Yehya est celui des grands auteurs humanistes qu’il a adaptés : l’insoumission et l’émancipation de l’individu. Ce qui l’a amené dès son jeune âge à décliner l’ordre d’appel miliaire qui l’invitait à rejoindre les casernes…
Auteur prolifique, Mohia n’a jamais été tendre avec les milieux militants et culturalistes. Comment expliquez-vous la marginalisation de son œuvre par les autorités culturelles ?
Aujourd’hui, Mohia est doublement victime, à la fois de la politique culturelle arabo-islamique algérienne et conservatrice kabyle. Aujourd’hui, il n’a pas l’impact qu’il devrait avoir sur les jeunes Kabyles. Sa dimension universelle dérange les conservateurs, les va-t-en-guerre ainsi que les tenants des institutions culturelles. Même s’il y a ouverture politique, création de chaînes de télé et reconnaissance de tamazight, je crois que le pouvoir et ses alliés ont un projet, celui de nous rattacher à l’Orient arabo-islamique. Muhend U Yehya, comme la génération Vava Inouva, n’arrange pas leur dessein. Ils ne veulent pas des Prévert, Brecht, Beckett, Pirandello, Molière… dans les écoles et institutions. Ils ne font rien pour faire connaître le dramaturge ni promouvoir son théâtre.
Ils nous maintiennent dans du mauvais folklore, en faisant la promotion de chansonnettes sans reliefs, des danses dans des tenues turques et des sketchs frisant la bouffonnerie. Nous sommes coincés dans la jarre comme père De Licasi (Si Qasi). Nous sommes très loin du grand art de Muhend U Yehya, de ses rêves et de ses souhaits de voir les siens s’émanciper par le savoir et le travail. Mohia est comme Pirandello, un Méditerranéen, un poète universel, qui ne cadre pas avec les choix culturel et civilisationnel du pouvoir.
Au-delà des hommages sporadiques, comment perpétuer l’œuvre artistique et esthétique du dramaturge disparu ?
Les hommages sont nécessaires pour maintenir la petite flamme dans le sombre tunnel dans lequel nous végétons. On donne envie aux gens de connaître son œuvre, mais sans mettre celle-ci à leur disposition. Ce genre d’hommages doivent être organisés par l’État : rééditer ses œuvres, réaliser des documentaires, organiser des colloques, des festivals de théâtre et des émissions littéraires pour le faire connaître. Dans les pays où l’art et la culture sont considérés, une œuvre comme celle de Mohia se compterait en lingots d’or.
Quand on voit des œuvres se monnayer en millions de dollars, alors que les nôtres sont combattues, censurées et ignorées, il y a de quoi perdre la raison. Une œuvre doit être considérée comme un trésor, un patrimoine et une valeur transcendantale. Mais bon, qui se soucie du progrès et de l’art dans ce pays ? Nos responsables pompent ce qu’il leur faut du pétrole et mènent la guerre aux idées progressistes en leur opposant la construction de mosquées et de centres religieux.
C’est quand même scandaleux de voir les imams gagner plus que les artistes, de voir pousser des mosquées au lieu des théâtres, des médiathèques et des salles de cinéma… La société n’a jamais pris l’artiste au sérieux. Nous devons décloisonner le domaine artistique et créer des hiérarchies qui nous éviteront de mélanger le local et l’universel, le laïc et le religieux, le transcendantal et le décadent. À partir de là, nous ferons peut-être la distinction entre l’artiste et l’homme de spectacle, le danseur et le bouffon, etc.
Mohia était sur un travail colossal sur Platon et la civilisation grecque, avant de nous quitter prématurément. Cette œuvre reste inachevée. Vous avez vous même travaillé sur la même thématique. Pourquoi la République de Platon inspire-t-elle à ce point ? Justement, pouvez-vous revenir sur ce travail…
L’artiste a effectivement travaillé sur Platon, mais pour en savoir plus il faut peut-être voir avec ceux de ses amis qui ont participé à ses ateliers d’adaptation. La philosophie grecque ancienne avait trouvé écho en lui. Les histoires de sagesse et les dialogues platoniciens et xénophoniens l’intéressaient beaucoup. Il aimait surtout l’histoire de la Belette et la lime d’Ésope : “Une belette s’étant glissée dans l’atelier d’un forgeron se mit à lécher la lime qui s’y trouvait.
Or il arriva que, sa langue s’usant, il en coula beaucoup de sang ; et elle s’en réjouissait, s’imaginant qu’elle enlevait quelque chose au fer de la lime, tant qu’enfin elle perdit la langue.” Il disait que nous, les immigrés, ressemblons à cette belette, auxquels la France a offert une lime à lécher. Nous avalons notre propre sang en nous léchant les babines.
Le drame, c’est que les pauvres du monde entier désirent venir lécher la lime.
Mohia avait une grande capacité à raisonner par analogie. Il trouvait toujours une métaphore pour illustrer nos mauvais coups de sort et d’histoire. Muhend U Yehya avait toutes les caractéristiques d’un grand artiste : la sensibilité à fleur de peau, la probité intellectuelle, l’amour des gens, la fragilité et la pudeur, génie des grands dramaturges…
Entretien et photo par : Yahia Arkat
le 05-12-2019 www.liberte-algerie.com