Chanson Diwane, Magie, gravité et joie

Bouziane Benachour

In El Watan 02/06/2012
Focus. Les espaces et les sens de la chanson diwane
Style métissé par excellence, parce que lié à des représentations datées, en prise avec les sociétés qui les environnent, le Diwan, pour se perpétuer dans ses registres d’antan, s’est toujours nourri aux sources originelles et aux figures emblématiques qui l’incarnent.
Alternant entre rituel vivant et communiel lié à la vie religieuse et sociale, la chanson Diwane est à la fois une culture cumulative du symbole et un référent concret attaché essentiellement à la terre des ancêtres. C’est également un état d’esprit qui combine oralité et pantomime, chorégraphie et improvisations connotées, croyances enracinées et interprétations d’acteurs. Si ses aspects formels se sont placés depuis une quarantaine d’années sur des ressorts techniques évolutifs, le fond, en revanche, garde une certaine permanence thématique, culturelle et spirituelle, celle d’un savoir-faire imbibé de modes d’expressions profondément ancrés dans le passé.
Il y a dedans du sacré et du profane, du mystique et du palpable, du populaire brut et du séculaire raffiné, ce supplément d’âme qui réconcilie l’être avec son entourage, qui irrigue les convictions, qui amortit les déracinements. Expression rempart, longtemps labellisée comme une musique de minorités ethniques, le Diwan s’est toujours inscrit dans une  perspective soutenue de maintien du legs dans ses lila, ses mlouk et ses derdba. Un choix d’être qui, pour s’assumer totalement et surtout sauvegarder son univers, continue, dans son fort désir de reterritorialisation, à se pencher sur les apports des imaginaires locaux et des formes qui participent à leur montage, qui les montrent et les traduisent dans leur humus social et leur dimension historique.
S’entremêlant entre un passé revisité à chaque fois dans sa cartographie culturelle de naissance et un présent témoin du passage du flambeau, les expressions gnaouies exhument de vieux morceaux dans leurs bordjs (abraj) d’origine, réinvestissent leurs héritages généalogiques, s’évoquent dans leurs voyages initiatiques, insistent sur leurs références patrimoniales, appuient sur la convocation à nouveau des répertoires avérés, rappellent leurs réminiscences sociales, revalorisent leurs résurrections partagées jusqu’à ce jour par plusieurs nations nord-africaines. Le patrimoine gnaoui est perçu comme chant-mémoire qui maintient les passerelles et assure la jonction mémorielle entre l’hier et l’aujourd’hui.
Pour se réinventer face à la fantastique mosaïque de pratiques musicales variées, ses promoteurs ne cessent de cultiver l’esprit des épopées anciennes dans cette filiation ancestrale réitérée au travers d’un fil conducteur spirituel extatique, mis en avant à chaque m’hala, revivifié à chaque cérémonie, restauré à chaque  entrée en j’dib (transe). Comme on le constate, il y a dans cette quête d’identité par le retour sur soi une exploration continuelle des racines authentiques, une richesse spirituelle indéniable à l’intérieur desquelles les mythologies sont, à chaque fois, célébrées avec respect, réappropriées avec dévouement, réactualisées avec ardeur et amour.
Dans cette démarche esthétique, gorgée de repères et de traditions, qui allie à la fois magie, joie et gravité, il est utile de rappeler que le Diwan a toujours su prendre à bras-le-corps les préoccupations des gens du terroir duquel il est issu car, à l’origine, il est né pour exprimer une manière d’être et d’agir face aux forces de la nature, à celles du mal et aux aléas de la vie. Art du corps et de la voix, art physique et art de la fable, cette expression populaire partagée au Maghreb dans sa profondeur subsaharienne (gnaoui au Maroc, diwan en Algérie, stambali en Tunisie et stambouli en Libye), a toujours su exprimer le temps d’un attachement qui ne se comptabilise pas mais se vit au jour le jour. Un temps qui refuse les globalisations dans leurs calendriers aveugles et leurs prétentions à régenter la planète sur un seul modèle et unique concept : la mondialisation.
Dans cette optique de sauvegarde et de transmission des savoir-faire artistiques et de leurs déterminismes spirituels, mystiques diront certains, il est évident que l’art du goumbri et du karkabou a décliné à chaque fois toute offre qui le renie en tant qu’art majeur, qui le domestique en tant que mode d’expression spécifique lié à une cartographie culturelle. En d’autres termes, il est une sorte d’engagement à tout faire pour ne pas se dissoudre et perdre ainsi son âme, à écouter l’autre, prendre de l’autre mais sans se diluer en lui, au nom d’une culture globalisante qui n’accepterait en son sein que les expressions soumises qui n’ont pas su ou pu se formuler ou se reformuler hardiment.
Toujours dans cette même approche, à la fois indépendantiste et fidèle, qui n’a eu de cesse de confirmer ses lignages, dans ses attitudes scéniques et ses interprétations musicales, la structure Diwane est restée l’incarnation authentique d’un terroir vivant et déterminé, la traduction pérenne et inaltérable d’un regard singulier. Un regard culturellement marqué et géographiquement situé. Contrairement à beaucoup d’autres  musiques du monde, le Diwan ne cherche nullement à s’arracher à son territoire de naissance et à ses douleurs d’origine.  Procédant ainsi, il est la réédition constante d’une sensibilité unique, foncièrement spécifique qui arrive à s’insérer aisément dans le monde sans se fondre dans l’uni-polarité déclarée. Les interprètes du gnaoui sont des artistes du terroir avant d’être des artistes faire-valoir, interchangeables à souhait, et qu’on peut à tout instant dupliquer en modèles industriels.
Ils activent sur le label local avant de bourlinguer dans l’international. Drames des esclaves d’antan, fictions, mystères et réalités propres se ressoudent et se transcendent pour édifier de nouveaux horizons et espaces où il est loisible de dire et mieux redire sa singularité, de se redire dans ses jouissances et ballades, de faire irruption, sans rougir, dans les grands mouvements musicaux et culturels qui traversent l’humanité, sans perdre contact avec ses tendances, ses publics naturels et ses patrimoines de prédilection.
Levier indéniable d’une recherche de soi assumée, d’une quête mystique de ses ressorts identitaires grâce notamment à des adeptes plus qu’aguerris dans la conservation jalouse de ce vieux fonds culturel, le Diwan apparaît comme une réappropriation constante et renouvelée de ses matériaux passés et des codes qui les accompagnent, le tout émaillé de références sacrées ou sacralisées où l’omniprésence de Dieu, le prophète Mohammed et ses compagnons, sont régulièrement soulignées.
L’œuvre, dont beaucoup remontent l’origine, entres autres aux rites Chongaï, Foulen, Haoussa, Bouri, révèle un héritage sociologique assumé. Articulé autour du religieux et du social grâce à cette proximité spirituelle avec les vieilles cités confrériques (Kenadsa en est l’exemple le plus manifeste), le Diwan, en tant qu’expression vivante de la socialisation par le spectacle ritualisé, s’est toujours mis au diapason des fonds culturels locaux «enclavés», expression des pratiques sociales et communautaires qui regroupe ces artistes aux pieds nus (Hasna El Becharia, la femme joueuse de guembri en est l’exemple parfait), un espace préalablement configuré de partage des sources d’où l’on signe sa légitimité musicale.
Par ailleurs carrefour de multiples apports civilisationnels, les chants initiatiques et confrériques du Diwan sont presque tous inspirés de rituels sociaux et formes syncrétiques qui font référence à un contexte, adossé, il est vrai, à des rites païens et animistes, dont le continent africain a été et demeure à ce jour le réceptacle privilégié.
Fruit d’une gestation lente et, par endroits, douloureuse, le genre, placé sous le signe d’une interaction avec la culture africaine et l’héritage arabo-méditerranéen et berbère de ce qu’on appelle aujourd’hui le Maghreb, reflète une pensée philosophique et une aire culturelle autonome. Le Diwan, qui assure d’abord une fonction de représentation collective, comporte également une esthétique sonore vouée aux rythmes et bruitages, laquelle s’inscrit dans la consultation quasi-permanente des pistes empruntées par les aînés dans ces chants acquis à la métaphore et qui prirent d’abord consistance auprès des formes d’expressions dites primitives où se rencontrent régulièrement l’indication scénique et la répétition du mythe.
Comme on le constate, il y a à chaque fois une forme d’allégeance du nouveau à l’ancien. La syntaxe langagière de ses artistes interprètes pluralistes, qui se font un devoir de voyager dans les compartiments de leur passé, indique, dès le départ, leurs connivences attestées à des registres musicaux et des influences précises. Chaque fable racontée, chaque poème lu à voix haute, chaque strophe réaffirmée lors d’une célébration, à l’occasion d’une fête religieuse, communautaire ou familiale, désigne en fait une filiation esthétique territorialement indiquée, une symbolique déterminée, un élan compris et un attachement réaffirmé au maâlem. Celui qui sait, celui qui garde el khizana (littéralement, la réserve) celui qui encadre, qui oriente et met en garde contre les déviations, qui transmet l’héritage, en l’état ou en ouverture consciente, celui qui arrive à insuffler de la pérennité à ce bien culturel qui a traversé des siècles pour arriver jusqu’à nous.
Dans cette défense à la fois jalouse et éclairée, on y manifeste toujours son adhésion à fructifier l’héritage immatériel qu’est le Gnaoui. Et c’est ainsi qu’est convié le passé commun dans ses dimensions mythiques et que s’opèrent les transferts féconds qui accompagnent l’histoire des hommes et l’illustrent, une lecture autre de l’histoire dans cette partie du monde chargée de transferts, de souffrances et d’espérances. Il y a là, à la fois, de la réappropriation et du renouvellement du lien de parenté dans cet appel de sentiments purificateurs qui passent par des incantations aux mots jamais traduits ou explicités, des images toujours en friche, des vieux airs toujours en vogue et des thèmes répercutés généreusement par des auteurs anonymes et collectifs. Toujours dans cette optique de fidélité «cathartique», ces artistes vernaculaires – et fiers de l’être – perpétuent le patrimoine gnaoui en l’enrichissant par l’intégration, ici et là, de nouveaux instruments (mandole, violon, batterie), mais ne cherchent nullement à s’arracher à leur territoire géographique, social et ethnique, ni à s’affranchir des codes originels sur lesquels ils continuent à fonder l’essentiel de leurs prestations publiques et de leur inspiration.
Inséparables de la tradition et assumant sereinement la dimension fédérative de la religion musulmane, en intégrant avec foi et attachement les combinaisons musicales et mélodiques qui l’ont accompagné au fil des siècles, ils n’estiment pas souffrir de déficit de reconnaissance et disent franchement qu’ils sont plus dans la continuation de la parole des maîtres que dans la transgression, plus dans la créativité, en relocalisant leurs prestations, que dans les imitations approximatives et les acclimatations peu sûres. Chez ces talents populaires dont la vocation première est de perpétuer les biens culturels de leurs ancêtres, les voisinages formels et textuels avec les arts nouveaux peuvent être bénéfiques, à la condition de ne rien oublier de son passé et de l’ennoblir au contact de ce monde nouveau qui a déjà beaucoup pris mais aussi beaucoup donné au Diwan. Le mérite de cet art est de n’avoir jamais dévié de sa trajectoire première, de n’avoir jamais été séduit par le chant des sirènes à origine indéterminées, produits intégral de la contrefaçon.
Bouziane Benachour

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