Festival gnaoua au Maroc : voyage en transes atlantiques

Par Francis Dordor
le 11 juin 2013 in lesinrocks.com
Le plus grand festival de musique gnaouie se tient à Essaouira, “la bien dessinée”, depuis quinze ans. Reportage et rencontre avec un maître du genre, Mahmoud Guinea.
On ne les voit pas, mais ils sont pourtant là, tapis sous la voûte des porches de maisons chaulées de blanc qu’ils partagent avec l’armée des chats. Ils sont portés par le vent du large qui s’engouffre dans le dédale de ruelles à l’équerre qu’un ingénieur français, Théodore Cornut, a tracé au XVIIIe siècle, baptisant incidemment cette petite ville portuaire du sud marocain du nom d’Essaouira, “la bien dessinée”. “Ils”, ce sont les mlouk, entités surnaturelles invisibles, tantôt bienveillantes, tantôt malfaisantes, dont font grand cas la confrérie des Gnaoua qui les invoquent lors des transes de possession sensées guérir des maladies sur lesquelles la science n’a pas d’effet. Et ils sont là forcément. Sinon, comment raisonner le destin insensé de ce joyau architectural serti dans son écrin d’épais remparts ocre qui n’a cessé d’attiser la convoitise de tous les conquérants, phéniciens, carthaginois, romains, vandales, arabes, portugais, français, chacun prenant ses murs comme on prend le corps d’une fille, mais incapable de soumettre son âme, moins encore d’en percer le mystère.
Essaouira a vécu au cours des siècles une existence de favorite, courtisée et choyée puis disgraciée et souillée, tirant fortune d’une situation à la croisée des mondes avantageuse pour le commerce, ruinée par revers de cette même fortune. Aujourd’hui, c’est par le bas de son échelle sociale qu’elle est redevenue une star, par cette marge où vivent les descendants des esclaves noirs enrôlés de force dans l’armée des sultans, longtemps discriminés, moqués, charlatanisés : les Gnaoua. Comme pour confirmer l’application d’une justice immanente où la musique joue un rôle prééminent, ces damnés de la terre ont fini par se hisser au-dessus du panier. Les bluesmen devenus princes, les rastas couronnés rois, ne restaient qu’aux Gnaoua à monter sur le trône. Voilà qui est fait, entraînant dans leur sillage, en un cortège facétieux, en procession ricanante, ces fameux mlouk porteurs de baraka…
affiche-festival-gnaoua-2013A l’origine de cet incroyable retournement, il y a le festival consacré à la musique gnaouie qui, depuis quinze ans, se tient fin juin au coeur de la ville, auquel participent des artistes invités venus du monde entier. Il y avait quelque 20 000 spectateurs lors de la première édition. On en a dénombré 450 000 en 2009, année où la star du raï Khaled était programmée. Cet immense succès a bouleversé l’économie locale (aujourd’hui essentiellement touristique) qui a vu l’ouverture de nombreux commerces et des riads se transformer en chambres d’hôtes.
S’il demeure une fête populaire (et gratuite), le festival a aussi aspiré dans son sillage une clientèle branchée pour qui Essaouira s’est soudain métamorphosé en Saint-Trop’ du Maghreb. Autre incidence, la “starisation” de certains maâlems – maîtres musiciens gnaoua – comme Hamid El Kasri de Rabat qui aujourd’hui fait de la pub pour Maroc Telecom.
Cette évolution, perçue comme déviante par les ethnomusicologues et les chercheurs, pour qui l’essence sacrée de la “tagnaouite”, l’art des Gnaoua, est clairement menacée, est mieux acceptée par la communauté des maâlems qui jugent compatibles leurs activités artistiques et thérapeutiques et relativisent cette supposée perte d’authenticité. L’authenticité n’est jamais à chercher bien loin à Essaouira. En franchissant Bab (la porte de) Marrakech, au sud de la ville, on parvient rapidement à la maison de Mahmoud Guinea, maâlem parmi les plus respectés. Si Essaouira est à la tagnaouite ce que Clarksdale, Mississippi, est au blues, alors Mahmoud Guinea c’est Muddy Waters. Sa femme Malika nous ouvre la porte de cette demeure au confort modeste entourée de ses fils Hamza, 20 ans, et Housem, 16 ans. Le maâlem nous reçoit dans son salon en djellaba de laine écrue qui fait ressortir l’anthracite de sa peau.
Arrivé à Essaouira de son Mali natal en 1927, son grand-père, Samba Guinea travaillait à l’hôpital Mohammed V comme médecin avec le grade de caporal et organisait chaque jeudi des séances de transe pour soigner les troubles psychiques de certains malades. Il y a plusieurs étymologies possibles au mot “gnaoua”, la plus connue étant la probable déformation du mot “guinéen”, également à l’origine du nom de famille Guinea, parfois orthographié Guinia, voire Ghania. On dit des pratiques gnaoua qu’elles sont “africaines par la sève, maghrébines par la greffe” 1, ce qui cerne la singularité de cet art syncrétique mêlant croyances animistes et musulmanes, art qui s’est répandu en Afrique du Nord avec l’arrivée des esclaves subsahariens razziés, probablement dès le XIIe siècle.
Mahmoud a assisté à sa première cérémonie de transe, la lila de derdeba, à l’âge de 8 ans aux côtés de son père, Boubker Guinea. “A l’époque, se souvient-il, un bon maâlem pouvait animer jusqu’à quatre lilas par semaine. Et même une par jour à certaines périodes de l’année.” L’initiation d’un maâlem est progressive et peut durer 20 ans. Il faut d’abord apprendre à jouer des karkabous (crotales en fer), du tambour, à danser, apprendre aussi les litanies qui dans la tradition soudanaise, dont relève les Guinea, mélangent arabe et bambara. Puis vient le moment où le jeune kouyou (disciple) s’empare du guembri, instrument proche du n’goni, basse des griots mandingues, dont le son caverneux sert à faire “monter” les mlouk.
“J’avais 12 ans quand j’ai pris un guembri la première fois. C’est mon père qui l’avait fabriqué spécialement pour moi. Comme j’ai fabriqué celui de mon fils.” Aujourd’hui, Mahmoud possède une dizaine de guembris dont deux restent à la zaouïa Sidna Bilal, le sanctuaire de la confrérie près des remparts où il se rend les jeudis et dimanches. Selon le bois utilisé – noyer, acajou, abricotier –, un guembri possède un son propre (pour les trois cordes en revanche, on utilise toujours des intestins de bouc).
Une personnalisation qui a conduit Mahmoud à donner un nom à chacun d’eux comme pour des chevaux. “Il y a Antar, le conquérant ; Taous, le paon, parce qu’il fait le beau ; Eraade, le tonnerre, parce qu’il gronde ; Aouicha, parce qu’il est le plus féminin de tous.” Son préféré, Malik, le roi, Mahmoud l’a offert à un ami musicien français. Il en a offert un autre à Carlos Santana après un concert de charité donné à Casablanca auquel le guitariste américain l’avait invité. En concert, Mahmoud n’utilise jamais un guembri réservé aux lilas. C’est lors d’une cérémonie qu’il a fait la connaissance de son épouse Malika.
“A l’époque, raconte celle-ci, j’étais malade. La mère de mon fiancé d’alors m’avait jeté un sort et une moqadema – voyante thérapeute – m’avait recommandé de participer à une lila.” Elle-même fait désormais office de moqadema… et de manageuse pour ce qui concerne la part artistique de la carrière de son mari. Si le maâlem appelle les mlouk avec son guembri, c’est la moqadema qui l’organise et la dirige. Quand le patient tombe en transe lors d’une séquence précise du rituel, la moqadema sait à quel malk (singulier de mlouk) correspond le mal dont il souffre. Elle lui recouvre alors la tête d’un voile de la couleur correspondante et lui applique les fumigations d’encens.
A l’issue du processus de transe, le patient doit se relever, libéré du malk perturbateur. Codirecteur artistique du festival, le maâlem Abdeslam Alikane a animé de nombreuses lilas et malgré ça admet n’avoir strictement rien compris à ce qui se passait lors de certaines d’entre elles. Il évoque le cas de cette jeune fille victime d’hémorragies persistantes dont aucune analyse, aucun scanner ne parvenait à déterminer l’origine, ou de cet ingénieur grenoblois couvert d’un eczéma rendant perplexe les plus éminents dermatologues, et qui fut guéri à l’issue d’une transe de possession.
Fouzia Saoudi, directrice de production du festival, se souvient encore d’un Mahmoud Guinea lancé dans un morceau au point d’en oublier l’invité prévu pour fusionner avec lui sur la grande scène, place Moulay Hassan. “Il est entré en transe et une partie du public avec lui.” “C’est le seul maâlem capable de jouer quatre heures sans s’arrêter”, assure Malika. Mahmoud, en spectacle, a toujours su jouer habilement avec la ligne séparant le profane et le sacré. Ce qui en fait le plus courtisé des maâlems pour les expériences hors confrérie. Dès les années 70, il fut membre du groupe Lemchaheb (la flamme) qui, avec Jil Jilala et surtout Nass El Ghiwane, composait l’avant-garde d’une scène folk rock marocaine engagée, la Nayda, puisant son inspiration à la source des musiques confrériques.
En 1991, le saxophoniste Pharoah Sanders vint s’installer à Essaouira pour enregistrer avec Mahmoud l’album The Trance of Seven Colors, première fusion du genre entre jazz et musique gnaouie produite par Bill Laswell. Historiquement, il est aussi le premier avoir enregistré une cassette sous son nom. Du Japon aux Etats-Unis, du Qatar à la Scandinavie, il a depuis contribué plus que tout autre au passage dans le domaine du divertissement des rythmes guérisseurs de la tagnaouite tout en restant ancré dans la tradition. “Aujourd’hui, les lilas se font rares et mes activités de musicien l’emportent sur le reste”, constate, placide, un sourire édenté aux lèvres, le maâlem sexagénaire.
“D’ici une vingtaine d’années, on ne fera plus de lila”, prédit Abdeslam Alikane qui, avec l’association Yerma Gnaoua dont il est président, a enregistré à travers le Maroc certains des plus grands maâlems en vue d’une anthologie de 10 CD à paraître. Une initiative qui rejoint celle de Neila Tazi, directrice du festival, qui souhaite faire attribuer à la tagnaouite le statut de patrimoine culturel immatériel par l’Unesco. Sauf qu’une fois cette musique sanctuarisée, une question va se poser : que faire des mlouk et qui pour communiquer avec eux ?
1. Les Gnaoua du Maroc d’Abdelhafid Chlyeh (La Pensée Sauvage), 192 pages, 24 € remerciements à Karima Hachimi

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