" L’école de notre famille ne fut pas celle du reniement", par Marguerite Taos Amrouche

Jean Déjeux (1920 -1993) était considéré comme l’un des plus grands critiques de la littérature maghrébine de langue française Il a consacré l’une de ses études sur ” le sentiment religieux dans l’œuvre de Jean Amrouche,(cahiers algériens de littérature comparée Numéro 3). Marguerite Taos Amrouche, sœur de Jean El Moubouv, n’avait guerre apprécié certains aspects tendancieux de cette étude.Taos prit alors le soin de lui répondre subtilement, en tentant de corriger certains contre-sens, dans un long texte de 20 pages intitulé ” le bien et le mal sont frères”. Voici quelques extraits:
“…Commençons par affirmer d’abord que Jean ne s’appelait pas que Jean, mais Jean El-Mouhouv, et non pas par hasard ni fantaisie, mais bien par la volonté ferme de mon père et de ma mère qui entendaient donner à tous leurs enfants un double prénom- le seconde afin de nous relier à nos parents musulmans dont il n’était pas question de nous détacher. C’est la une des singularités significatives de notre famille attestée par nos extraits de naissances et dont un homme comme Vincent Monteil, mesure l’importance symbolique. Et je certifie que pour toutes choses graves, mes parents employaient d’instinct le prénom de El-Mouhouv et de Taos : « A Taos a Yelli…O Taos ma fille !- A El Mouhouv Ammi…O El Mouhouv, mon fils !
Jean Déjeux parle de « conversion » de la famille au christianisme : peut-on vraiment parler de conversion pour un enfant de cinq ans ? Car c’est bien à cet age tendre que mon père Belkacem ou Amrouche fut confié aux Pères Blancs d’Ighil Ali afin que l’instruction lui fût dispensée. N’en déplaise à Jean Déjeux, j’affirme qu’en ces temps-la, et dans pareille circonstance, cela entraînait inéluctablement le baptême.
Que mon père fut au long de sa vie un chrétien exemplaire est hors de doute. Et il est exact qu’il demeura fidèle à sa foi, sans défaillance. Mais, ce qui donne toute sa noblesse à la figure de Belkacem Ou Amrouche, c’est qu’il concilia dans son cœur et dans la conduite de sa vie, au Pays, en Tunisie, et en tous lieux, cette fidélité-la avec une autre, tout aussi vitale pour lui : celle qui le liait à la communauté musulmane. C’est ainsi que durant plus de quarante ans, il porta la chéchia avec fierté, cette chéchia qui détonnait au bureau et à l’église et qui lui valait (ainsi qu’a nous ses enfants) mille humiliations et injustices. Cette chéchia, symbole à ses yeux de son appartenance originelle, il n’eut pas l’arracher de sa tête sans perdre le respect de lui-même. Aucune force ne réussi- durant son activité- à lui faire troquer cette coiffure contre une autre. Sa carrière en souffrit gravement : nous étions sans cesse en porte-à-faux, dans une situation de contradiction. Mais, mon père avait le sens du Nif-il avait un port de tête si altier! Celui-même dont avait hérité son fils Jean El Mouhouv Amrouche, qui comme lui devait s’efforcer de concilier des « fidélités antagonistes ».
Quant à nous, nous admirions notre père de signifier de manière aussi nette sa solidarité indéfectible avec ceux de sa race et le milieu islamique dont il était issu : nous préférions tous la pauvreté et la souffrance à la honte… L’école de notre famille ne fut pas celle du reniement. Ainsi admirable l’un que l’autre, nos parents nous enseignèrent toujours à assumer une situation, à concilier des contradictions douloureuses, à vivre sans déchoir de nos propre yeux, à être dignes, en un mot, des hautes figures qui nous précédèrent. Et la, nous touchons au thème des Ancêtres si capital dans l’œuvre de Kateb Yacine, si essentiel dans toute société patriarcale et traditionnelle…. »

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