C’est-à-dire à ces esprits qui, selon la croyance populaire, hantent certains corps. Et c’est pour se désenvoûter que certaines personnes organisent des « lilas gnaouia ». Ces nuits durant lesquelles les Gnaoua communiquent avec les djinns. Voici la « lila » du week end dernier.
Il est minuit passé. Nous sommes à Zaouia de Sidi Bilal. Le lieu même qui a abrité les premiers gnaouis. Dans le patio, avec son « guenbri » le maâlem augmente la cadence, ses accompagnateurs le suivent. L’heure est à l’invocation du « Ghmami » (le ténébreux). « C’est un djinn malfaisant », explique un habitué. Dans l’assistance, quelques silhouettes commencent à bouger. Une femme avance chancelante. Elle avance, les mains levées au ciel. Arrivée devant le maâlem, elle se prosterne, se lève aussitôt et commence à danser en dodelinant de la tête. Le rythme monte crescendo. La danseuse suit. Deux hommes la rejoignent. Ils se prosternent aussi devant les gnaouis, avant de commencer leur danse. Les trois danseurs ont le regard absent et les pas de plus en plus lourds. Infatigables, ils suivront le rythme jusqu’au bout. Jusqu’à la transe. « Un délicieux moment d’absence », c’est ainsi que nous explique sa transe l’un des deux hommes. La femme, elle, dit ne pas pouvoir en parler. Elle se considère « memlouka » (habitée par un djinn ». Pour elle, danser à chaque fois qu’elle peut sur les rythmes gnaouis est une thérapie.
Ce n’est là que le bout d’une « lila » de celles organisées en marge du festival Gnaoua. Mais la « mkadma » (responsable de la zaouia) en a vu d’autres. Des « lilas » qui commencent à 9 heures du soir et qui ne se terminent que le lendemain à midi. Des « lilas » où elle a vu s’évanouir à force de « jedba » (forte transe) dans « rahba » (cours) bien des femmes. Même certaines qui disaient ne pas croire aux djinns. Mais pour qu’une « lila » soit aussi forte, il y a tout un rituel à respecter, soutient la « mkadma », avant de nous dévoiler ses secrets.
Qu’elle soit organisée à la zaouia où chez un particulier qui le demande, une « lila » commence d’abord par « laàda ». Il s’agit du traditionnel tour qu’effectuent les Gnaouis en jouant des tambours pour annoncer la « lila ». C’est une sorte d’invitation lancée à l’occasion aux voisins. Peu de temps après, le rituel se poursuit avec « lefraja ». Il s’agit d’un spectacle de bienvenue durant lequel celui ou celle qui organise la « nuit ganouie » reçoit ses convives. Il est ponctué par des danses collectives et individuelles pour exprimer la joie des retrouvailles. Suit, juste après un petit moment de repos, la phase réservée au « coyou ». « C’est là une phase de mise en ambiance durant laquelle on boit du thé, on mange des gâteux », explique le chercheur Abdelkrim El Asri qui travaille depuis longtemps sur les Gnaoua. A ce moment-là, la « mkadma » procède à « tebssasse » des lieux en versant un peu de lait dans chaque coin du lieu abritant la « lila ». Elle en asperge également les instruments des Gnaoui et en donne à boire à qui le voudrait. « Tebssasse est perçu comme étant un moyen de se protéger contre les esprits malfaisants », explique le chercheur. Une séance de « noukcha » qui se traduit par une danse collective prolonge la phase de mise en ambiance. C’est aussi l’occasion pour les Ganouis présents de montrer leurs talents et la maîtrise de leurs instruments. Eux aussi n’entament la lila qu’en se protégeant par des appels à la bénédiction de Dieu, de son prophète et de Sidna Bilal. Muézin du prophète qui était un ancien esclave et qui s’est converti à l’islam, pour la mémoire duquel il consacre des chants dits « Boulblali ».
C’est après le dîner, généralement à minuit passé, quand la « mkadma » arrive avec son « hmel », récipient qui contient notamment des tissus de sept couleurs différentes, des dates, du lait et de l’encens, les choses sérieuses commencent. Désormais, c’est l’heure où l’assistance n’a plus le doit ni de fumer, ni de boire de l’eau, ni même de parler. L’atmosphère change. A travers leur musique et leurs chants, les Gnaoua commencent à appeler les djinns. D’ailleurs les Gnaoua précisent qu’ils ne chantent pas. Chacun d’eux ne fait qu’appeler (ndeh) les esprits où frapper à leur porter (douk). Pour chaque djinn sa couleur et son appel nominatif. C’est ce que nous explique M’barka (hfida) gardienne de la zaouia de Sidi Bilal. Lalla Le blanc pour les djinns dits « chourfa » (bienfaisants) comme Aïcha, le jaune pour Lalla Mira, le vert pour Moulay Abdelkader qui est considéré aussi parmi les Chourfas, le rouge pour Sidi Hammou, le marron pour Lalla malika.
Ces invocations et ses couleurs se succèdent au rythme ganoui le long de la nuit. A chaque fois qu’un « melk » (djinn) est appelé par son nom, son « memlouk » accourt vers « rahba » (la cour) pour danser le plus souvent jusqu’à l’évanouissement. Mais, celui qui est considéré comme le plus terrible de tous, est Sidi Mimoune avec sa couleur préférée : le noir. C’est à cette étape que la bête du sacrifice offerte par celui ou celle qui organise la « lila » est égorgée. Les chants et la musique deviennent encore plus endiablés, la couleur noire se mêle à celle du sang. C’est à ce moment-là que la transe dépasse toute limite. Des femmes non seulement s’évanouissent, mais gisant par terre, elles commencent à parler par la voix du djinn qui les hante. Du moins, c’est ce que rapportent les habitués des lilas en répétant à chaque fois « teslime ». Une autre manière de se protéger des mauvais esprits.
La maison des Gnaoua
Sise au cœur de la médina d’Essaouira, zaouia de Sidna Blal n’est pas un marabout où est enterré un quelconque saint. Elle porte ce nom en référence à Sidna Bilal. Cet ancien esclave noir converti à l’islam qui est devenu le muézin du prophète. Il est vénéré au Maroc comme dans toute l’Afrique par les musulmans noirs. Il est aussi la référence des Gnaoua qui le célèbrent dans leurs chansons en lui réservant tout un registre dit « Loublali ». D’après des recherches effectuées par Abdelkrim El Asri qui s’intéresse depuis longtemps aux Gnaoua, c’est dans la zaouia de Sidi Blal qui surplombe la plage que se réunissaient d’anciens esclaves qui travaillaient au port d’Essaouira. Ce sont les ancêtres des Gnaouis qui ont été amenés d’Afrique par le fondateur de la ville, le sultan alaouite Sidi Mohamed Ben Abdellah. Au fil du temps, la zaouia est devenue leur lieu de rencontre, leur lieu de prière, de chants et donc de vie. C’est là le berceau du mouvement gnaoui marqué depuis toujours par les rythmes venus des lointaines contrées de l’Afrique noire.
Le chercheur refuse que l’on parle d’une confrérie en ce qui concerne les Gnaoua. Ces derniers n’ont en effet ni mouride, ni tarika, ni dikr, di wadifa, comme il s’en trouve dans les confréries soufies. Ce qu’il craint par-dessus tout, c’est que ce patrimoine disparaisse à jamais. «Que garde-t-on aujourd’hui de maâlem Boubker ?», s’interroge-t-il, avant de lancer : « Absolument rien ! ». D’où son appel à la préservation de la mémoire des Gnaoua.
Abdelkrim El Asri est le conservateur de l’association Dar Gnaoui. Il se bat ux côtés du président de cette association, Abderrahman Naciri, pour que la zaouia devienne un centre de référence pour la culture gnaouie.
Naciri est natif d’Essaouira. L’histoire de sa belle-famille est liée à la zaouia de Sidi Blal puisque sa belle-mère en était l’une des premières « mkadma ». C’est lui qui a redonné vie à ce haut lieu de tagnaouite qui allait tomber en ruine et dans l’oubli.
Aujourd’hui, grâce au travail effectué par l’association Dar Gnaoui, la zaouia est construite en dur, propre et bien aménagée. En ne voyant rien arriver de l’aide qui lui a été promise par l’association 1200 ans de Fès, le président compte poursuivre les aménagements qu’il a déjà entamés. Son objectif : doter la zaouia d’un musée réservé aux instruments des Gnaoua de tout le pays. Il veut aussi créer une médiathèque pour préserver le patrimoine gnaoui. Lequel se trouve, selon Naciri, en voie d’extinction.
Mercredi, 08 Juillet 2009