Ali Amar In http://www.slateafrique.com 16 08 2012
France Inter vient de consacrer une émission à la Nayda, associant ce mouvement culturel underground de Casablanca au Printemps arabe. Cliché ou réalité?
«Cela existe encore ça?»
Sur Facebook, les critiques pleuvent. Au cœur de la jungle urbaine de Casablanca, France Inter vient de consacrer une émission à la Nayda, le mouvement culturel underground né dans la cité au milieu des années 2000. Mais les internautes marocains sont loin d’être unanimes sur la signification actuelle que la radio française lui prête:
«Elle fait rêver tout le Maghreb. Effervescente, atypique, bigarrée, caractérielle, extravagante, Casablanca ne laisse pas indifférent et vit depuis quelques années une renaissance culturelle surnommée la Nayda, en référence à la Movida espagnole…Une plongée au cœur de ce mouvement culturel en compagnie de ces jeunes qui incarnent le Printemps Arabe.»
Mais que reste-t-il vraiment de la Nayda? Incarne-t-elle vraiment le Printemps arabe au Maroc? Le cliché n’est-il pas bien en-deça de la réalité?
La Movida? Pas tout à fait…
On compare trop souvent la Nayda à la Movida espagnole des années 70 et 80. La Movida était une fièvre contestataire qui bousculait toutes les conventions politiques, sociales et religieuses. Son credo: les limites n’existent pas en art.
Quant à la Nayda, celle-ci ne s’accompagne d’aucune initiative politique à même de soutenir son effervescence artistique ou si peu. Eclose en terre conservatrice et liberticide, elle est plombée dans son élan par des interdits moraux et sécuritaires beaucoup plus puissants que ceux de l’Espagne post-franquiste.
Un terreau politique aride
Contrairement à la Nayda, la Movida s’est accompagnée d’un changement politique radical avec un passage à la démocratie et un développement économique avec l’entrée de l’Espagne dans l’Europe.
C’est loin d’être le cas au Maroc où le terreau politique est loin d’être fertile pour cette jeunesse avide de liberté et briseuse de tabous. Il risque même d’être encore plus aride à l’avenir avec la montée en puissance des islamistes.
Le Palais, tout aussi réfractaire aux bouleversements sociaux, joue aussi sa partition en canalisant et en cooptant bien des figures de la Nayda, dont la flamme, il faut le dire, vacille déjà depuis des années. Même la presse indépendante qui l’a fait connaître et l’a soutenue n’existe pratiquement plus, laminée par la censure, ou n’y croit plus vraiment…Reste une sympathie partagée par une génération d’agitateurs déjà nostalgiques d’une époque presque révolue.
La Nayda, «un feu de paille»
Des questions quelque peu abordées par l’émission de France Inter qui donne la parole à de jeunes artistes branchés, des cinéastes engagés, des créateurs de mode etc. Tous décrivent avec passion une Casablanca alternative, cosmopolite et résistante où existent malgré tout quelques «banthoustans» où l’on cultive le culte de la transgression.
Paroles d’espoir, souvent trop policées, de la part ceux qui ont symbolisé le mouvement à ces débuts ou de ceux qui l’ont rejoint sur le tard, mais dont le silence assourdissant de certains au plus fort des révoltes arabes a sérieusement écorné leur réputation d’irréductibles et de faiseurs de changement.
D’où les commentaires acerbes des internautes sur leur prise de parole sur France Inter. Sur Facebook, on peut lire:
«Où étaient-ils lorsque le Mouvement du 20 Février est descendu dans la rue? D’ailleurs, ils n’en disent toujours rien!»
Ou encore:
«La Nayda, c’est un feu de paille, finie, récupérée par le roi qui a financé ses leaders et tué dans l’œuf la nouvelle scène avec Mawazine (le festival de musique de Rabat, Ndlr), sans parler de tous ces artistes, hier grandes gueules et maintenant convertis au chant patriotique… »
Essai non transformé
Un jugement parfois expéditif mais qui en dit long sur la désillusion ambiante de voir une scène culturelle si prometteuse désormais confinée à une existence en circuit fermé, réduite à un effet de mode, à une sphère de divertissement sur laquelle la propagande officielle surfe allégrement.
La réalité est certes plus nuancée, les initiatives continuent de se multiplier, des jeunes talents reprennent le flambeau, mais tout cela demeure malgré tout marginal, la maturité du mouvementne s’est pas concrétisée avec la déferlante du Printemps arabe.
Et pour cause:
«Les figures les plus médiatisées de la Nayda ont couru aux abris, ils n’ont pas eu le courage politique qu’on attendait d’eux à ce moment-là», estime un journaliste déçu.
Un alibi pour le régime
«La Nayda a secoué le cocotier, mais rien n’est vraiment tombé de l’arbre», reconnaît un animateur d’une radio musicale qui regrette que la libéralisation des ondes, concommittante au mouvement, s’est faite dans la tiédeur car vite monopolisée par des patrons de médias adoubés par les pouvoirs publics.
Appeurés par la censure, par les risques inhérents au débat ouvert sur les institutions et sur le pouvoir, la plupart des artistes font leur show dans les limites tracées par la monarchie, transformant leur génie créatif en alibi pour le régime.
Le témoignage du rappeur El Haqed rapporté par France Inter souligne le nouveau ras-le-bol de la jeunesse, pointant du doigt «la vraie source du mal marocain». Lui n’était qu’un gamin lorsque la Nayda était en pointe de la contestation. Et il lui donne un sacré coup de vieux. Pas étonnant qu’il soit retourné à la case prison en ces temps où «l’art propre» est érigé en référence par les islamo-monarchistes.
Un mouvement toujours «en émergence»
Dominique Caubet, sociolinguiste, passionnée par la nouvelle scène marocaine et auteur du documentaire CasaNayda (2007) ne s’y trompe pas:
«On atteint des limites de ce que peut faire un mouvement sans politiques publiques derrière (…). Le mouvement a été lancé, grâce à des individus et des réseaux informels; il est resté «en création», «in progress», «en émergence», «en gestation »… mais il y a un moment où il faut que ça aboutisse.
Bientôt 10 ans d’émergence… (…) Il se passe des choses, indéniablement, mais on se pose sérieusement la question de savoir si ce mouvement «en émergence» va enfin «émerger». On ne pas être indéfiniment «en émergence»… et les choses tardent à évoluer vraiment. Ce serait dommage qu’une telle effervescence, unique dans le monde arabe, retombe», prévenait-elle dans une interview accordée à Made In Medina en janvier 2011. Le Printemps arabe venait de démarrer à Tunis.
Ali Amar
A écouter aussi, la seconde partie de l’émission «Là où ca se passe» d’Anne Pastor, France Inter. Intitulée «Casablanca en resistance» l’émission est consacrée au Mouvement du 20 Février, aux inégalités, à la corruption, à la violence, à la misère, mais aussi aux hommes et aux femmes qui combattent les démons de cette ville tentaculaire.