Saïd Djabelkhir. Chercheur en soufisme. «L’islam wahhabite a déclaré la guerre aux pratiques populaires»

Said Djabelkheir – photo El-Watan
Entretien par Amel Blidi
EL Watan le 04 08 2012

– Pourquoi les croyances populaires résistent-elles en Algérie ?
La question est de savoir pourquoi y a-t-il une religion populaire et une autre officielle ? Cela fait quatorze siècles que deux grands courants religieux s’affrontent. D’un côté, la religion officielle, représentée par les «foukaha», qui englobe les intellectuels et les érudits en religion (hormis les philosophes et les scientifiques, tels que médecins, alchimistes et autres). De l’autre, il y a les représentants de l’Islam populaire, les soufis, qui ont été, dès le début, contre le pouvoir, persécutés, et proscrits à travers les fatwas des foukaha. Le fait est que les soufis ont toujours réfuté le discours orthodoxe officiel géré par les foukaha. L’islam maraboutique, pour reprendre l’expression utilisée par les orientalistes, est connu pour le «culte des saints». Ces saints Chorfa ont de tout temps été vénérés par les Algériens et les Maghrébins en général, mais pas adorés. C’est-à-dire que de par leur piété et leur pureté, ils sont des médiateurs (wassila), mais pas des dieux, et c’est pour cela qu’on les appelle les Awliya, c’est-à-dire les gens qui sont proches de Dieu. Il existe de nombreux versets du Coran et de hadits authentiques dans la Sunna du Prophète, qui confirment ces informations. Issus de la lignée du Prophète, les Chorfa ont opposé résistance aux pouvoirs qui se sont succédé en Algérie et ailleurs. Il est à noter que les wahhabites représentent aujourd’hui la vitrine par excellence de l’Islam historique dans sa version la plus officielle.
– Les superstitions et les croyances populaires sont-elles liées au soufisme ?
Le peuple n’invente rien, tout est lié à la culture soufie. Bien sûr, l’imaginaire populaire tend quelquefois à exagérer les choses ou à enjoliver les événements ou les personnages des Awliya. Mais elles tiennent généralement leurs racines de la religion populaire.
– N’y a-t-il pas des croyances liées à des rites païens ou africains ?

Il est important de traiter ces croyances au cas par cas. Certaines pratiques africaines sont, en effet, présentes en Algérie, liées notamment au soufisme noir ou ceux qu’on appelle les gnawa. Il s’agit essentiellement des pratiques des esclaves affranchis par les Awliya. On ne peut pas gommer des traditions existantes depuis des milliers d’années du jour au lendemain. Même si ces Noirs se sont convertis à l’islam, ils ont gardé quelques unes de leurs traditions. Et, il est vrai, qu’il existe des coutumes liées au vaudou.
– Peut-on dire qu’avec l’arrivée de l’islam, le grigri africain se soit mué en harz ?
Le harz est une des sciences ésotériques «batinia» enseignées par les marabouts Chorfa et uniquement par eux. Le fait est que le fakih n’a pas accès à cette science, raison pour laquelle il la rejette. Pour maîtriser cette science, il faut en décoder les secrets. Il faut savoir, à ce sujet, que les sciences ésotériques sont reconnues par le Coran (El Dhaher wal Batin) et qu’il y a beaucoup de paraboles dans le livre sacré. A titre d’exemple, la fameuse histoire du Prophète Moïse avec El Khadir qui est citée en détail dans la sourate El Kahf (La Caverne).
– Mais comment différencier le «savant soufi» du charlatanisme ?
Dans les confréries, c’est-à-dire les voies d’initiation soufies, il n’y a pas de charlatanisme. C’est à l’extérieur de ces confréries et de ces voies qu’on peut en trouver. Mais cela ne tient pas seulement à la science ésotérique, il y a des médecins charlatans, des ingénieurs charlatans, des journalistes charlatans, les intrus sont partout !
– N’y a-t-il pas, d’après vous, un recul des pratiques ésotériques ?
Un recul, peut-être, mais les pratiques existent toujours. Le fait est que nous avons affaire à des réseaux bien organisés qui déclarent la guerre aux traditions et à la religion populaires. Il est désormais avéré que les réseaux wahhabites sont alimentés par l’argent saoudien, les pétrodollars, dépensés pour empêcher que ces pratiques ancestrales et authentiques continuent d’exister. Il y a une guerre sur le plan médiatique, des milliers de chaînes satellitaires, de sites électroniques et de maisons d’édition créées spécialement pour faire barrière à l’islam populaire. Mais ces projets n’aboutiront pas parce que notre peuple n’est pas prêt à abandonner ses traditions religieuses millénaires.
– La rokia est l’une des pratiques existant dans les deux camps. Quelles sont les autres pratiques des soufis ?
La rokia est une infime partie des sciences ésotériques chez les soufis. Elle est très superficielle chez les foukaha qui n’ont pas pu la développer car ils ne disposent pas de cette science. Les confréries renferment plusieurs secrets comme la hadhra. Mais ils ont surtout la baraka des marabouts Chorfa. Si le Coran était un micro-ordinateur, la baraka en serait la connexion. Le Prophète Mohammed n’a pas laissé uniquement le Coran, il a laissé chez ses descendants un don surnaturel qu’on appelle populairement la baraka. Nous avons en Algérie l’héritage des gardiens de la mémoire spirituelle universelle. On ne peut accéder à la baraka si on passe outre ces gens-là. Il est des cas où la médecine a des limites, mais les détenteurs de cette baraka agissent efficacement et guérissent ces cas désespérés. Les Aïssaoua (adeptes de la tariqa fondée par Sidi Mohamed Benaïssa) peuvent guérir les morsures de scorpions ou de serpents. Le venin n’a d’ailleurs aucun effet sur les membres de cette confrérie.
– Y a-t-il des pratiques qui tendent à disparaître ?
Oui. A Batna par exemple, des vieilles utilisaient des fils pour savoir si les personnes absentes étaient vivantes ou mortes. Une pratique très utilisée pendant la guerre de Libération nationale. Aujourd’hui, beaucoup de ces pratiques ont été abandonnées car ces vieilles, issues de familles maraboutiques, ont entendu dire par des gens appartenant au courant islahiste (wahhabite) que ces pratiques étaient honnies par l’islam. Les foukaha assimilent cela au shirk. C’est pourtant un moyen, comme un autre, d’avoir des réponses à ses interrogations. Certains utilisent un téléphone, ces vieilles ont un fil de laine. Les foukaha affirment qu’il n’y a que Dieu qui ait le pouvoir du gheïb. Dieu a le pouvoir du «gheïb absolu», mais il a donné un don d’en connaître une petite partie à certaines personnes et c’est bien dit dans la sourate El Insan (l’Homme).
– Les guérisseurs ont-ils le droit de s’établir légalement ?
Les guérisseurs n’ont pas de statut officiel en Algérie, mais disons qu’ils sont relativement tolérés par l’Etat. Il y a, bien sûr, des cheikhs très connus et crédibles, des cas dans lesquels l’Etat ne peut pas intervenir. Mais il existe aussi des intrus qui exploitent la naïveté des gens pour se faire de l’argent.
– L’argument des imams, qui critiquent ces pratiques, est qu’il est immoral «d’utiliser le mal pour faire le bien»…
Il n’y a aucune relation entre l’ésotérisme qui est une science noble et la magie noire ou sorcellerie, qui sont des pratiques sataniques. Les gens ne savent pas ce qu’ils disent, ils utilisent des termes dont ils ne connaissent pas les définitions exactes. Il s’agit de sciences ésotériques et non pas de magie noire (sih’r). Ce sont là des pratiques nobles transmises depuis Adam au Prophète et à ses descendants par les chaînes de transmission spirituelle (essalasil).
– Le discours des oulémas a-t-il contribué à faire reculer les pratiques ésotériques ?
Le mouvement islahiste en Algérie a détruit plus qu’il n’a construit. Quel est le référent religieux de ce courant ? L’école d’el islah est-elle malékite, salafiste, wahhabite ? Ses représentants n’ont, en tout cas, pas démenti le wahhabisme. Et il est certain qu’ils ont combattu le socle du soufisme. Ils sont responsables de ce qui est apparu après l’indépendance.
C’est de la matrice islahiste que sont issus le FIS, les Frères musulmans et tout le reste. Le résultat, tout le monde le connaît : les années 1990, une violence sans nom. Au final, les oulémas n’ont laissé que des mouvements politiques qui véhiculent un discours religieux bâtard. Malgré cela, les zaouïas existent toujours. Ibn Badis a détruit le toit, la maison est aujourd’hui ouverte à tous les vents, mais elle tient toujours debout. Sans doute, les oulémas des années 1920 ne mesuraient-ils pas la gravité de la chose. Mais on continue aujourd’hui à en payer les pots cassés.
– Le Président algérien tente de réhabiliter les confréries. Qu’en pensez-vous ?
C’est bien de vouloir réhabiliter les confréries, mais le problème est que cela tient uniquement à la politique d’un président. Nul ne sait si cela va continuer après Bouteflika. Quoi qu’il en soit, les confréries continueront certainement d’exister car elles représentent l’islam authentique.
Amel Blidi

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1 Comment

  1. Bonjour,
    Est-ce que notre chercheur en sophisme, Said Djabelkheir, a tenté de vérifier sincèrement le contenu réel de cet Islam populaire et sa conformité avec la foi (el ‘akida), c’est-à-dire à l’enseignement des 13 années à la Mecque du Prophète Mohamed (ç) pour inculquer aux adorateurs d’idoles et de tombes tout ce qu’implique l’Unicité de Dieu ? El Gaada est une commune située sur le plateau tellien à 70 kilomètres de Mascara et à 50 kilomètres d’Oran. Voici une des illustrations de ce qu’a produit le culte des saints entretenu par l’Islam populaire « agressé » aujourd’hui par les badisiyine et les wahabites. « Quand Sidi Amar Lakehal El Mhadji est mort, sa tribu a mis son cercueil sur le dos d’une mule pour l’emmener d’El Gaada au cimetière du Mcid (12 km au Sud de la ville de Sfisef, Wilaya de Sidi-Bel-Abbès, route de Saïda) afin de l’enterrer à côté de sa mère et d’autres Mhadja. Arrivée à un endroit (son mausolée actuel qui se trouve au douar Djefafla), la mule a trébuché et le cercueil est tombé par terre. Le caïd Bénamar (…) érigea une houwita qui deviendra une goubba (mausolée) par la volonté des khouddam (serviteurs du marabout). Jusqu’à présent des visiteuses et visiteurs, incultes ou diplômés de l’Université algérienne, continuent à venir de très loin, même d’Europe, se recueillir dans ce cénotaphe (un mausolée vide de sépulture), notamment les couples qui n’ont pas eu l’enfant mâle qu’ils désirent, dans l’espoir qu’il leur en donne un, au lieu de compter sur un très bon médecin et sur « Allah (qui) est le meilleur des pourvoyeurs » (Coran, sourate 62. Al-Joumou’a (Le Vendredi), verset 11) » Source : Les Mhadja d’El Gaada et leur identité (recherches sur les sociétés arabes maghrébines), Mokhtar Lakehal, 6e édition, Bibliothèque Nationale de France, 2012, 186 pages. (téléchargement libre : http://mhadja.elgaada.free.fr)
    Bien cordialement

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