La culture tunisienne fait sa révolution

Depuis la chute de Ben Ali, les artistes peuvent s’exprimer librement. Les projets foisonnent dans cette «movida» arabe mais beaucoup cherchent le ton, désorientés.
En Tunisie, les expositions portent désormais des noms tels que Objets de révolte, La révolution et pas seulement, Révolution, dignité, liberté, Rêve et révolution… Les artistes enfin libres veulent saisir cette indépendance à bras le corps, la peindre, la sculpter, la photographier et l’écrire.
Ce n’est pas une chose évidente pourtant. Imaginez un prisonnier enfermé pendant vingt-trois ans et qui se retrouve soudain dehors. Il est debout, les portes du pénitencier derrière, la liberté devant. Toute cette liberté: ça peut être désarmant.
«Cette bouffée d’oxygène est asphyxiante», songe même Moez Mrabet, acteur dans la troupe de Fadhel Jaibi et Jalila Baccar, et professeur d’art dramatique à Tunis. «Il y a des réflexes d’autocensure, de perception du monde, dont il faut se défaire. C’est tout un système qui est remis en question. On doit se comporter autrement vis-à-vis de la pratique artistique. On est désorientés.»
La production est soudain foisonnante, mais porte-t-elle la révolution dans ses titres et dans ses thèmes? «Le thème oui, mais la manière est toujours imprégnée du style que l’on a connu jusqu’à présent, estime Mrabet. C’est normal, tout ceci est encore si récent. Il faudra attendre avant que l’art ne se reconstruise. Pas parce qu’il était détruit, mais parce qu’il doit se construire différemment. On est dans l’action, et c’est bien, il le faut, mais pour voir émerger une nouvelle forme d’art, un nouveau rapport aux choses, un nouveau regard débarrassé de ce que l’on pouvait avoir comme contraintes auparavant, il faudra quelque temps. On voit beaucoup de choses actuellement. Ça parle de la révolution mais on n’est pas encore vraiment dans l’après-révolution.»
Le temps du recul
Pour l’instant, c’est une sorte de culture temporaire. Le dramaturge Fadhel Jaibi en atteste: «Je n’ai pas assez de recul par rapport à ce qui se passe aujourd’hui pour concocter un spectacle dans l’urgence, et prendre position par rapport aux événements. Je travaille sur le souffle, la durée. Tous mes spectacles sont préparés pendant des mois.» Comme la plupart des artistes. Il faut au moins des semaines, des mois, pour qu’émergent les œuvres nées d’un regard aigu, porté sur des bouleversements.
Demain, de quoi sera fait le théâtre de l’après-révolution? «Je n’en sais rien, réfléchit Jaibi. Je vais plancher dessus avec les jeunes que je rencontre, avec mes amis, avec les acteurs, avec ceux qui ont été privés de théâtre presque toute leur vie, avec des blogueurs. Ce que je peux vous dire c’est que ce qui m’intéresse demain, c’est le corps dans la révolution. C’est très important d’observer dans la rue pendant les manifestations, avant le 14 janvier et après, cette manière dont les corps ont explosé, ont exulté, se sont surpassés, dépassés, par des actes, des gestes, des mouvements, des paroles, en solitaire ou en groupe. Le corps ne s’est jamais épanoui autant ni n’a reçu autant de coups que depuis les événements.»
Les créations de cette nouvelle ère seront sans aucun doute bouillonnantes, prédit Fares Mabrouk, chercheur fondateur du think tank Arab Policy Institute et l’un des organisateurs en mars de Ted-X Carthage, qui se penchait sur la «movida arabe». «Cette movida arabe est déjà en route, et va s’épanouir peu à peu. La Tunisie n’a pas la santé, mais elle a le moral et c’est fabuleux parce que l’on sent aujourd’hui qu’on est plus à l’aise, que l’on a plus confiance en nous: on va regarder les Européens d’égal à égal, sans arrogance mais d’égal à égal. Les gens sont en train d’écrire, de créer, les gens sont inspirés.»
Le bouillonnement a commencé, selon lui, quand le peuple a pris la main. Le chercheur cite la movida espagnole en exemple, ce bouillonnement artistique qui s’est inspiré de la fin de la dictature franquiste. La société enfin libre exultait dans les arts. «Almodovar et autres, c’est le bouillonnement dû à la liberté. Berlin, après la réunification, c’est aussi un désordre qui a suscité beaucoup d’inspirations. La liberté acquise au prix du sang créera chez nous une inspiration énorme. Et il ne faut pas oublier que, dans le monde arabe, il existe encore des dictatures et je crois que la Tunisie peut devenir un pôle artistique, attirer les artistes arabes qui veulent exprimer leurs frustrations par rapports aux autres pays.»
Retrouver la lumière
En attendant d’éclore tout à fait pour aboutir à de nouveaux mouvements artistiques, la frénésie de cette «culture temporaire» bouscule déjà tout. «Dès le départ de Ben Ali, nous nous sommes dit, maintenant on fait quoi? Mais c’est compliqué de s’organiser. Un éditeur ne travaille pas dans l’urgence», raconte l’éditeur de la maison Ceres, Karim Ben Smail.
Ben Smail a pourtant trouvé de quoi alimenter son nouveau catalogue, avec quelques titres bien dans l’air du temps: un caricaturiste qui s’appelle Z. par exemple. Z comme Zorro, qui a tenu un blog pendant trois ans. Ce genre de livres s’étale d’ailleurs en bonne place dans les vitrines de librairies, qui mettent sur le devant tout ce qu’elles cachaient en arrière-boutique ces vingt-trois dernières années. Ben Ali le Ripou, La révolution des Braves, La régente de Carthage, La Tunisie de Ben Ali… Et les passants s’arrêtent, encore émerveillés de tant de liberté.
«On publie aussi un livre assez jouissif, raconte l’éditeur, un recueil des meilleurs posts Facebook et Twitter de la révolution. C’était un jaillissement de créativité, de jouissance, de plaisir, d’humour, et d’appréhension, de peur aussi. Facebook et Twitter pendant la révolution c’était comme des graffitis. Comme d’autres ont publié des recueils de graffitis, moi je vais publier les graffitis de la blogosphère», sous le titre Perles ou brèves de révolution.
Une œuvre collective
La vie culturelle actuelle raconte ce qui se passait sous la censure, comme le spectacle-conférence ARTcè/seuLement de la chorégraphe Nawel Skandrani, créé en seulement dix jours après la révolution, ou c’est une culture fédératrice, qui exalte la révolution et ses acteurs.
C’est ce qui s’est passé dès les débuts de l’après-révolution, avec la peinture collective, orchestrée par l’artiste Selim Tlili, de Mohamed Bouazizi, martyre du régime dont l’immolation le 17 décembre a été un déclencheur de la révolution tunisienne. Le 22 janvier, pendant les trois jours de deuil national improvisés en son honneur, Selim Tlili descend une toile sur l’avenue Habib Bourguiba de Tunis, là où les manifestations contre le régime s’étaient tenues. Il a crayonné des contours et balisé des zones avec des numéros qui correspondent aux différentes couleurs à peindre. Et il fait participer tous les Tunisiens qui viennent s’agglutiner autour du tableau. «Après deux heures de participation, de peinture collective, de solidarité, on est arrivé à faire un portrait. Ça s’est fait spontanément, et il y avait des gens de tous les milieux, de tous les âges», raconte l’artiste. Et en bas à droite, la signature: «Selim Tlili et 10 millions de Tunisiens.»
«L’art commence à être fédérateur au niveau de la rue, s’enthousiasme l’artiste. Ça a permis une rencontre de Tunisiens qui ne se connaissaient pas, qui ont œuvré pour un seul but. C’est exactement le genre de choses dont nous avons besoin. L’art peut être ce fédérateur, pour unir les Tunisiens dans la reconstruction du pays.»
Tout le monde peut aujourd’hui acheter un pixel de ce tableau. Les fonds récoltés via le site artfortunisia.com iront à la création de projets de développement dans les régions défavorisées du pays. Une initiative culturelle parmi les dizaines, les centaines d’autres qui se montent en lien avec la révolution.
Les dramaturges Fadhel Jaibi et Jalila Baccar se sont ainsi lancés dans des initiatives pour faire découvrir aux régions la culture la plus raffinée, celle qui déplaisait au pouvoir. Bénévolement, ils se rendent à Sidi Bouzid et à Kasserine pour jouer, et verser les revenus du spectacle à l’association le Croissant rouge. Fadhel Jaibi y dirige aussi un atelier avec les amateurs de théâtre qui n’ont pas les moyens d’aller à Tunis, projette des films et organise des débats. «Tout ça n’était pas possible avant, rappelle-t-il. La dernière fois que j’ai mis les pieds à Sidi Bouzid, c’était dans les années 80. Les régions étaient privées de tout, même du plaisir de rencontrer des artistes.»
Politique culturelle
Au niveau plus officiel, c’est le ministère de la Culture qui doit réorganiser l’accession de tous à la culture. Voir l’organiser, car l’ancien régime l’avait surtout empêchée. Il faut revoir tous les festivals qui n’avaient pour but que d’inviter des artistes à la botte du pouvoir, renflouer les bibliothèques qui ne proposaient que les titres autorisés, mettre sur pied un musée d’art moderne pour exposer les milliers d’œuvres qui existent, mais n’ont pas de mur où s’accrocher. Le ministre de la Culture, Ezzedine Bach Chaouech, en est donc le responsable éphémère, jusqu’aux élections du 27 juillet et au probable remaniement du gouvernement.
En attendant, cet historien septuagénaire, agrégé de grammaire, ancien président du comité du Patrimoine national au sein de l’Unesco, doit faire son possible pour être utile en quelques mois. Il a commencé par organiser des consultations au ministère, où tout le monde avait le droit de venir.
«Je veux que le peuple et surtout les jeunes proposent, ça suffit cette culture de l’Etat qui impose. On renverse maintenant», raconte Bach Chaouech.
Bouraoui Kotti fait partie de ces Tunisiens qui proposent. Chrirugien esthétique passionné d’art, il veut lancer un «musée de la révolution». «J’avais lancé l’idée sur Facebook et j’ai eu tellement de commentaires positifs que je me suis dit qu’il fallait le faire, explique-t-il. Pas un bazar, mais un lieu pour honorer le devoir de mémoire. Et le projet est en cours. Nous avons décidé qu’il y aurait une partie statique et une partie d’expositions temporaires qui seront en lien avec l’esprit révolutionnaire: inviter l’Ukraine pour parler de la révolution orange, faire appel à d’autres nations qui ont vécu des bouleversements sociaux et politiques…» Bouraoui Kotti a contacté des galeristes, des artistes, des conservateurs. Une association (La Muse) a été créée et les discussions avec d’éventuels partenaires, comme l’Institut du monde arabe de Paris, ont été entamées.
Le ministre veut tout faire, et notamment engager les chantiers les plus ambitieux, en seulement quelques semaines. Comme la numérisation «de tous les documents tunisiens»: «Cela aidera à faire l’inventaire pour savoir les ressources dont nous disposons, ce qui est très important pour éviter les pertes, les vols et faire le diagnostic de notre patrimoine. Et cela va rendre ces documents accessibles aux Tunisiens de façon plus pratique. L’opération de numérisation elle-même va assurer du travail car elle nécessitera d’embaucher des diplômés chômeurs, que l’on formera.»
L’emploi, priorité du pays, est pris très au sérieux par le ministère de la Culture. «Les jeunes sont venus donner leurs CV, explique Bach Chaouech. Certains sont diplômés d’arts plastiques, de cinéma, de littérature. On a par exemple une dame qui a été diplômée de design en Italie, elle parle italien, anglais, français, arabe, et elle est au chômage.» Alors le ministère entend recruter, «mais pas comme fonctionnaires à Tunis: comme animateurs de festivals, bibliothécaires, promoteurs d’activités culturelles dans les ciné-clubs, archéo-clubs… Le ministère les paye et les met à disposition des régions, parce que l’on a besoin d’une décentralisation de la culture, c’est fondamental. Et ainsi on gagne à la fois sur le plan du chômage et sur l’activité culturelle des régions».
Libérer le marché de l’art
Le ministère de la Culture devra aussi s’occuper de tous les artistes passés sous silence parce qu’ils déplaisaient. En peinture, ce que l’on appelle l’Ecole de Tunis, école de tableaux jolis et sans histoire, dominait le marché. «C’est normal, elle était aidée par le pouvoir, explique l’historien de l’art Houcine Tlili. Le marché de la peinture était développé par l’Etat. Il y avait une commission d’achat de la peinture, qui n’achetait évidemment que ce qui lui plaisait. On excluait les vrais créateurs, les peintres qui voulaient dire des choses.» Et il était donc compliqué pour les bons artistes tunisiens d’avoir une place sur le marché de l’art international. Les regards commencent aujourd’hui à se tourner vers eux.
«La France s’intéresse à nous», explique le peintre Omar Bey. L’Institut français de coopération, par exemple, sonde les différentes expositions et initiatives qui se mettent en place pour y prendre part. Surtout, Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture français en déplacement en Tunisie au début du mois d’avril, a déjà annoncé une aide de 3.000 euros en équipement par librairie tunisienne, l’aide au développement du tourisme culturel, une exposition à Paris en septembre sur la création contemporaine…
«Mais les Etats-Unis et d’autres pays s’intéressent aussi à nous. Et quand le marché s’ouvrira, ce sera aussi un cercle vertueux, estime Omar Bey. L’inconscient va se libérer, et on ira je pense vers des choses plus importantes, plus sérieuses. Quand on sait qu’on est en compétition avec le marché de l’art mondial, on ne travaille pas de la même manière.»

Des remparts face à la menace islamiste

Dans la joie de cette ébullition, une inquiétude, la même qui pèse sur la politique. Et si les islamistes prenaient le pouvoir? Et s’ils faisaient tomber sur la culture un voile noir?
Ils se font déjà entendre. «Ils sont dans une action très violente et ultramédiatisée», souligne l’acteur Moez Mrabet. En mars par exemple, les artistes d’un projet intitulé Artocratie se sont fait agresser alors qu’ils étaient en train de coller des photos géantes en noir et blanc représentant la diversité tunisienne sur la façade de la cellule du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD, parti de Ben Ali) du Kram, près de Tunis. Le motif de l’agression? La religion musulmane interdit, selon les agresseurs, les photos et les représentations. Les affiches ont été arrachées.
«Ils m’inquiètent, poursuit Mrabet, mais surtout nous n’arrivons pas à cerner leur poids réel: s’ils sont véritablement nuisibles à grande échelle, ou s’ils ne sont qu’une minorité bruyante.» Pour Fadhel Jaibi, «la menace est encore plus grande que celle de la censure»…
Mais face aux islamistes comme dans la reconstruction de la société tunisienne, les artistes veulent jouer le rôle de remparts. «Les artistes sont les gardes-fous, c’est le rôle qu’ils peuvent et doivent jouer, rêve Farès Mabrouk. La censure a pu être un terreau de création, mais l’objectif est encore plus grand et plus beau maintenant.»
«C’est une immense responsabilité, dit Fadhel Jaibi. Nous sommes aux aguets, plus que jamais, de toutes les dérives, de toutes les instrumentalisations, de tous les détournements, et seul l’art, la pensée, la réflexion, l’action culturelle peuvent définir des pistes de communication et de rencontre avec la population, de prise de conscience.»
Emile Rhodes
In http://www.slateafrique.com/

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